Cusson : un carbonaro, inspirateur de la politique du « royaume arabe »

Article de Marcel EMERIT, professeur d’histoire contemporaine à la Faculté d’Alger, paru dans l’ouvrage « La révolution de 1848 en Algérie », Editions Larose 1949.

S’il est incontestable que la politique algérienne de Napoléon III fut, un temps, influencée par Ismaïl URBAIN, il est peu connu qu’un autre personnage « très versé dans les affaires arabes » prit peu à peu la place de ce dernier, préconisant le maintien du régime militaire, l’établissement de la propriété individuelle chez les musulmans et diverses autres mesures dont va s’inspirer l’empereur pour réviser son programme. Ce personnage énigmatique et à la vie aventureuse s’appelle CUSSON.

Nous sommes en 1844. Se trouve alors à Paris un jeune homme fort disert, Cusson, qui raconte volontiers avoir vécu plusieurs années dans l‘entourage de l’émir Abd El Kader. Le « Journal du Havre » s’empare de son histoire et publie le récit suivant : de nationalité belge et tout juste âgé de 13 ans, Cusson part pour le Maroc pour y suivre les intérêts d’une maison de commerce de son pays. Il y apprend l’arabe, adopte le costume musulman et, parfaitement initié aux mœurs des habitants, il peut passer pour l‘un des leurs. Ayant entendu parler de l’Emir Abd El Kader, il décide de se vouer à ce héros ; reçu par l’un de ses secrétaires, l’anglais Scott., celui-ci lui précise que son maître ne peut admettre un chrétien dans son entourage. Nullement découragé,  Cusson se met à étudier le coran, se fait musulman et entreprend le pèlerinage de La Mecque. Il revient alors trouver Abd-El-Kader qui l’accepte auprès de lui et sert comme officier de cavalerie. Après un second pèlerinage à La Mecque, il est reçu Docteur de la loi et, paré du titre d’agha, retrouve sa place auprès de l’Emir qui le considère comme son fils et en fait son secrétaire.


En 1848, de nouveau à Paris, Cusson demande l’autorisation de se rendre à Alger pour une mission humanitaire, mais l’administration prend des renseignements sur lui et sa vie se révèle être toute autre que son récit !
En réalité, Cusson s’engage en 1838 dans la Légion étrangère. Après un combat livré à Boufarik, il disparait, on le croit déserteur. En réalité il est prisonnier d’Abd El Kader. Or celui-ci recherche des cadres pour former son armée régulière, Cusson se propose donc. Il est mis à l’épreuve, se distingue dans plusieurs combats contre des français et se voit confier un escadron. Le 24 août 1843, lors de la prise du camp de l’émir à l’ouest de Saïda, un jeune arabe demande à parler au général Lamoricière se proposant de lui donner des renseignements. Il s’agit de Cusson qui, dit-il, n’avait jamais eu d’autre intention que d’être utile au gouvernement français …Le voilà réintégré dans la Légion dont on le congédie au terme de son temps normal de service en raison de son intempérance.

Le voilà de nouveau en France où il propose aux journaux des articles plus ou moins romanesques sur l’émir, puis, la bourse plate et ne parvenant pas à faire viser son passeport, il décide de monnayer sa religion. Il va trouver un prêtre, lui confie ses remords, demande à être instruit des dogmes chrétiens afin de pouvoir les comparer à ceux de l’Islam … Et, « l’abominable reniement » ayant eu lieu à Alger, il persuade son confesseur que seul l’Evêque d’Alger peut lui donner l’absolution … Mais, malgré toutes les démarches du prêtre, il ne peut obtenir de visa.

Toutefois, après des épisodes rocambolesques, le revoilà en Afrique en 1845. Il devient interprète au service du Général de Saint-Arnaud, puis défenseur agréé près les conseils de guerre. Il assiste avec chaleur les arabes qui s’adressent à lui les mains pleines !!! Et on ne sait plus très bien s’il est musulman ou chrétien !

Après quelques semaines à Paris lors de la révolution de 1848, il revient à Oran, auréolé du statut de martyr car il a fait de la prison, non pas pour la cause démocratique comme il le dit, mais à la suite d’une vulgaire dispute ! Ses amis le font alors entrer dans la société secrète « les Bons Cousins » (de là vient probablement son appellation de « carbonaro ») dont la Justice met fin aux activités en 1850 ;  le voilà de nouveau en prison pour 6 mois. Le coup d’état du 2 décembre survient à point et lui permet de récupérer ses fonctions d’avocat, sa culpabilité n’ayant jamais été bien établie ….

Mais il rêve d’aventures, las d’exercer toujours d’obscures fonctions. De 1852 à 1862, il multiplie les tentatives d’explorations officielles : visiter les « peuplades du sud, de Tunis à Tripoli », unir l’Algérie au Soudan, aller de l’Algérie au Sénégal en passant par Tombouctou, projet d’installation à Timimoun, traversée du Maroc de Tanger à Gourara…. Le plan le plus abouti le fait partir de Nemours jusqu’à Sebdou puis Aïn Sifissila mais, désavoué par l’autorité militaire qui ne peut l’escorter au-delà, il est contraint la mort dans l’âme d’abandonner ses rêves d’explorateur.


Or Napoléon III vient de manifester son intention de faire de l’Algérie un royaume arabe. I.Urbain est à ses côtés mais le « parti colon » lui attribue la responsabilité de sa politique. L’empereur a besoin d’un collaborateur moins en vue, c’est le moment pour Cusson d’entrer en scène. Il envoie à l’empereur une lettre qui avait déjà été publiée dans un journal d’Oran 4 ans auparavant. Napoléon III a sans doute vu en lui l’homme tout désigné pour lui fournir renseignements et suggestions sur la politique à suivre en Algérie. Mais soudain on n’entend plus parler de lui et en 1867 un article nécrologique annonce sa mort prématurée ….

N’y aurait-il pas là une nouvelle supercherie de la part de notre aventurier ? Connaissant son audace, il n’est pas exclu qu’il ait répandu l’annonce de sa mort pour faire taire les journaux d’Algérie qui le rendaient responsable des malheurs engendrés par la politique de l’empereur… Après 1870, on le retrouve en voyage au Canada, professeur de français en Turquie, conférencier en Belgique ….Mais il ne renonce pas à ses projets d’exploration.

En 1873, il apprend qu’une mission allemande va partir de Tripoli pour pénétrer l’Afrique centrale. Or le chef de cette expédition a essayé pendant la guerre de 1870 de soulever contre nous les Algériens. Cusson, déguisé en arabe, se propose de la suivre et de renseigner notre gouvernement sur ses agissements. Pour ce, il lui faut rencontrer le général Chanzy. Le voilà donc parti, il traverse la France et l’Italie, débarque à Tunis, se rend à pied à Tripoli chez le consul de France en prétendant qu’il est l’ami du général Chanzy qui l’a chargé de surveiller cette mission allemande. Le consul lui conseille d’aller lui-même chercher à Alger son ordre de mission. Cusson revient donc à Tunis, d’où il s’embarque de la Goulette vers Philippeville, puis franchit à pied la Kabylie et arrive à Constantine en mendiant et… en haillons. Il continue vers Alger et, la Providence ne l’ayant jamais abandonné, il reçoit enfin un ordre de mission du général Chanzy. Il part à Marseille, la bourse remplie,  et s’embarque pour Tripoli. Et on n’entend plus parler du voyageur … Jusqu’au jour ou le Gouverneur de l’Algérie reçoit une lettre de lui déclarant qu’il avait séjourné à Ghadamès d’où il avait noué des relations commerciales avec toutes les régions du Sahara oriental, tout cela accompagné d’un magistral mémoire. Cusson va alors à Paris rencontrer le ministre des Affaires Etrangères et essaie de lui faire comprendre qu’il convient de nommer sans retard un consul à Ghadamès et qu’il est d’ailleurs prêt à assumer cette fonction…Il fait forte impression au ministre et se présente ensuite à la Société de Géographie,  protectrice des explorateurs,  à laquelle il explique qu’il a reçu la promesse formelle d’être sous peu notre représentant à Ghadamès et qu’il se fait fort d’organiser les courants commerciaux de l’Algérie au Soudan. Très intéressée, la Société, en concertation avec les Chambres syndicales, procure au futur diplomate une somme importante et une pacotille de 4.000 francs  destinée à faire des cadeaux aux « rois nègres ».

Ainsi lesté, Cusson se rend à Marseille où la vie était sans doute chère … car il y vend sa pacotille et file en Belgique. La Société de Géographie ayant porté plainte pour escroquerie, il est condamné par défaut à deux ans de prison….
L’histoire ne dit pas s’il accomplit sa peine… On a perdu sa trace… Peut-être est-il retourné vivre à Ghadamès ?
 

Article restranscrit par Noelle NOTE-GOINARD.