Jean Alazard (1887-1960), directeur du musée des Beaux-Arts d'Alger

Jean Alazard par Corneau

DOYEN DE LA FACULTÉ  DES LETTRES, DIRECTEUR DU MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS D’ALGER
1887-1960

« La disparition d’un homme comme Jean Alazard qui a laissé un souvenir impérissable à Alger où s’est déroulée la plus grande partie de sa carrière universitaire, par son enseignement d’Histoire et d’Histoire de l’Art et son activité de Doyen à la Faculté des Lettres, qui a fait de magnifiques réalisations comme directeur de musée et exercé une influence profonde dans la vie artistique de la capitale de l’Algérie, nous incite à jeter un coup d’œil en arrière, à nous remémorer les étapes d’une carrière exceptionnellement brillante et à rechercher comment se sont préparés des succès aussi marqués. » (1)
Fils de terriens rouergats, émigré à Paris pour la fin de ses études au lycée Louis le Grand à Paris, il entre en khâgne qui « formait une société qui n’était pas secrète, mais qui avait une hiérarchie un peu étrange empruntée aux noms des personnages d’Ubu Roi ». Jean Alazard y joue le rôle de Doyen à l’autorité aimable, gagnant l’adhésion des cœurs.
En 1910 il passe le concours d’agrégation d’histoire.

L’Italie sa seconde patrie
Nommé à l’Institut de Florence, centre vivant de coopération franco-italienne pendant la guerre de 1914, où il exerce les fonctions de secrétaire général et de professeur d’histoire, il se révèle un maître dans le domaine de l’art italien. Parlant parfaitement la langue, doué d’une puissance et d’une facilité de travail exceptionnelles, il mène de front cours et conférences avec une inaltérable bonne humeur. À la fin de la guerre il se marie et son épouse sera pour lui dans le travail une collaboratrice inestimable et dans la vie le plus efficace des appuis, le plus sûr des guides.

L’Algérie
En automne 1921, il quitte l’Italie pour la Faculté des Lettres d’Alger où il est élu Doyen par ses pairs. Sur les conseils de son maître Emile Bertaux, dont il vénérera toujours la mémoire, Alazard choisit pour objet de ses premiers travaux scientifiques, sa thèse de doctorat, un chapitre important de l’art florentin : Le portrait de Botticelli à Bronzino. Retardé par la guerre, il soutient sa thèse et publie son livre en 1924.
A côté d’une œuvre monumentale telle que L’Art italien en quatre volumes publié de 1950 à 1960, il n’a point dédaigné d’écrire d’excellentes études plus brèves sur Pérugin, Giotto, Piero della Francesca, Fra Angelico. L’Italie est vraiment son pays, il est l’égal et l’ami de tous les grands historiens de l’art italien, Roberto Longhi, Lionello Venturi…. Pourtant il serait injuste de sous-estimer les très remarquables études qu’il a écrites sur l’art français ou l’art flamand. Il connaissait admirablement la peinture classique française, le Romantisme et les Impressionnistes.
«  Trapu, la tête carrée, les traits marqués, les yeux brillants, la voix bien posée, avec un léger accent rocailleux, parfois un débit plus rapide et de la violence, parfois une lenteur savante pour mieux lancer l’expression juste et toujours une autorité naturelle,  une aisance de grand seigneur, l’équilibre dans la force, tel paraissait à nous le Doyen Jean Alazard, le maître devenu pour nous un collègue et un ami, dans des congrès, des colloques, des réunions diverses. »2
Érudit et critique d’art, il permet à la Revue de la Méditerranée dont il est le directeur d’occuper une place importante parmi les organes d’expression de la pensée française.
À Alger, il associe ses efforts à ceux qui animent la vie culturelle, Gabriel Audisio, Louis Fernez, le compositeur Léo Barbés, les pensionnaires de la Villa Abd-el-Tif, le philosophe Camille Schuwer dans l’association les « Amis des lettres ».
Il sait insuffler une vie nouvelle, intense, avec une énergie sans cesse renouvelée au monde de la musique. Il est à l’origine de la création des Amis de la musique d’Alger et pour recevoir les musiciens, l’ancien bastion Berthezène, au-dessus de la Grande Poste est transformé en une vaste et somptueuse salle de concerts, la Salle Pierre-Bordes, construite et inaugurée au printemps 1930. Il joue également un rôle décisif à la commission des concerts de Radio Alger et aux conseils d’enseignement du Conservatoire ou de la Société des Beaux-Arts.
Jean Alazard se voit confier la direction du musée de la ville, rue de Constantine, aux salles poudreuses. Dans ces « catacombes », muni d’une baguette magique, il transforme, ce que certains n’hésitaient pas à appeler un dépotoir en une agréable galerie de peintures, gravures et dessins.
Il est clair déjà que sa tenace énergie, sa persévérance, son dynamisme contagieux allaient aboutir à la réalisation majeure de ce nouveau musée national des Beaux-Arts, ouvert en 1930 dans le quartier du Hamma.
Son grand souci est de constituer une collection équilibrée et de haute qualité, donnant avant tout une image complète de la peinture et de la sculpture françaises du XIXe et du XXe siècle, sans négliger les écoles anciennes.
Le musée d’Alger est l’un des plus riches en ce qui concerne la sculpture. Le goût de la sculpture de Jean Alazard devait certainement quelque chose au long séjour qu’il avait éffectué à Florence, sa seconde patrie, patrie aussi de Michel-Ange, il est profondément « helléniste ». Pour lui « La sculpture reste l’art de l’équilibre et des formes harmonieuses. ».
La noble statue de Bourdelle précède l’entrée du musée. La France reçoit, haute et droite, le bras levé le long de la lance, une main au-dessus des yeux, indifférente au serpent qui déroule derrière elle ses nœuds, elle scrute l’espoir de l’horizon marin. Elle devait commémorer, devant le phare de la pointe de Grave, le débarquement des troupes alliées en 1916.
L’aile Ekst  du musée est réservée à l’École d’Alger et aux Abd-el-Tif. Peu à peu, à travers la peinture française contemporaine, puis du XIXe siècle, on remonte aux collections anciennes XVIIIe-XVIIe siècles, jusqu’à des œuvres du XVIe, du XVe, et même du XIVe siècle.
Jean Alazard allie son goût de la peinture à une passion latine, une sorte de foi méditerranéenne.
Sorti de la tour d’ivoire universitaire, visitant sans trêve musées, collections, expositions, il a enrichi rapidement le musée de chefs-d’œuvre de maîtres comme Gauguin, Monet, Bonnard, Utrillo, Renoir, Dunoyer de Segonzac, rassemblé des créations des orientalistes de Delacroix à Marquet en passant par Chassériau, Fromentin. Dans son livre L’Orient et la peinture française, il a montré que cette dernière, séduite d’abord par le pittoresque oriental, puis par sa nature et sa lumière, se détache de l’ensemble européen pour s’épanouir dans la joie de la vie et de la couleur. Il a su communiquer son enthousiasme à des collectionneurs, provoquer des dons comme ceux de M. et Mme Frédéric Lung. Il connaissait experts et marchands mais surtout il avait un flair étonnant pour découvrir la beauté. Fort de sa science, rapidement  Jean Alazard sut  constituer un fonds choisi de peinture orientaliste et presque chaque année depuis 1931 - sans parler d’expositions en Afrique du Nord, de Tunis à Rabat -,  tantôt à Bruxelles ou à Vienne, tantôt en Roumanie, à Naples en 1934, à Genève en 1938, à Berne, à Lisbonne en 1950, à Liège en 1953, sous des titres analogues, il ne cessa de faire connaître à l’étranger « L’Algérie vue par des artistes français », « Les artistes français d’inspiration africaine », « L’Orient et l’Algérie dans l’art français des XIXe et XXe siècles ».
La Villa Abd-el-Tif fut l’objet de sa constante sollicitude. La proximité de la villa n’est peut-être pas étrangère au choix de l’emplacement du nouveau musée des Beaux-Arts ; les pensionnaires pouvant facilement y consulter les toiles de maîtres et profiter des richesses de sa bibliothèque. Présidant chaque année le Jury désignant les nouveaux pensionnaires, il repoussa les académismes de tous ordres. Il n’hésita pas à accrocher dans son musée auprès des maîtres que sont Delacroix, Chassériau, Fromentin, des « rétrospectives »  de pensionnaires disparus : Charles Dufresne, Albert Pommier, Jean Launois, Clamens, Caujan, Richard Maguet.
En 1955, ses collègues de Rome le font docteur  « honoris causa» de leur université et il reçoit en 1956 au Palazzo Vecchio la médaille d’or de la Ville de Florence.
« Homme d’action, intellectuel de grande classe, animateur capable de susciter de profonds mouvements d’idées, Alazard représentait la personnalité dynamique » … dont on aurait tellement besoin dans la période difficile que nous traversons. 3

1 Citation de M. Canard, Professeur honoraire de la Faculté des Lettres et des Sciences humaines d’Alger in Jean Alazard, Souvenirs et Mélanges, Paris, Henri Laurens Éditeur, Juin 1963.
2 François-Georges Pariset, professeur à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Bordeaux.
3 Jacqueline Bouchot-Saupique, Conservateur du Cabinet des dessins au Musée du Louvre.

Elisabeth Cazenave
Mémoire Vive, n°47