L'Armée d'Afrique sur le front d'Orient, une campagne oubliée, 1915-1918

           Le 13 janvier 1915 Winston Churchill, premier lord de l'Amirauté, décide en accord avec l'amiral Carden commandant l'escadre alliée en Méditerranée Orientale, une intervention dans les Dardanelles contre l'Empire Ottoman. Le 22 février, un Corps Expéditionnaire d'Orient est constitué, composé de 80 000 hommes dont 18 000 Français. Parmi les troupes françaises figuraient le 1er Régiment de Marche d'Afrique (R.M.A.) commandé par le lieutenant-colonel Desruelles et le 2ème Bataillon territorial de Zouaves en provenance de Bizerte. D'autres départs de troupes eurent lieu de Philippeville, Oran, Toulon et Marseille. L'ensemble des forces armées est rassemblé fin mars sur l'île grecque de Lemnos. Le 25 avril commence la bataille de Sedd-Ul-Bahr qui dure dix jours. Les Alliés perdent 38 000 hommes dont 5 000 Français. Des renforts sont nécessaires. Les Français envoient le 14 mai une division d'infanterie où figure le 2ème Régiment de Marche d'Afrique commandé par le lieutenant-colonel Bernadotte. D'autres renforts suivront d'autant que le conflit s'enlise, les Ottomans offrant une résistance que n'avait pas prévue le commandement allié. Les pertes sont énormes. Le sergent Marcel Krieger(1) incorporé dans la 1ère section de mitrailleurs du 2ème Régiment de Marche d'Afrique écrit à ses parents, fin juillet, "des quinze élèves caporaux dont je faisais partie à Oran, douze ont été tués". Sa section a été auparavant, en juin, inscrite à l'ordre du jour par le général Gouraud en personne ; lequel général, un ancien de l'Adrar et du Maroc, sera grièvement blessé par un obus le 30 juin et subira l'amputation du bras droit. Au total, la France engagera 400 000 hommes sur le front d'Orient ; l'Armée d'Afrique enverra le 1er Régiment et le 2ème bis Régiment de Zouaves, le Régiment de Marche de Spahis Marocains (R.M.S.M.), les 1er, 4ème et 8ème Régiments de Chasseurs d'Afrique et une Brigade à cheval de Chasseurs d'Afrique.    

Général Franchet d'Esperey    

           L'entrée en guerre en octobre 1915 de la Bulgarie, aux côtés des Empires Centraux, rend plus difficile l'éventualité d'un succès allié. À l'automne 1915, il est décidé l'évacuation des Dardanelles vers la Serbie car le pays est attaqué par les Autrichiens et les Bulgares. Le général Sarrail commandant le Corps Expéditionnaire d'Orient consolide les installations du camp de Salonique d'où il lance, en novembre 1916, avec les Britanniques, les Italiens et des volontaires grecs, l'offensive sur Monastir qui permet de reprendre pied sur le sol serbe. Le front se fixe alors le long de la frontière grecque. Une violente attaque alliée est lancée au printemps 1917 afin de briser le front bulgare, elle échoue. Sarrail est remplacé en décembre de la même année par le général Guillaumat ; celui-ci a été lieutenant en Algérie à Teniet-el-Haad en 1892 puis, entre 1895 et 1897, capitaine au 2ème Régiment Étranger, toujours en Algérie, avant d'être muté au Tonkin. Général commandant la 2ème Armée à Verdun en 1917, il est envoyé en décembre dans les Balkans afin de préparer une nouvelle offensive en Macédoine, mais la situation en France contraint Clémenceau à le rappeler comme Gouverneur militaire de Paris en juin 1918.

Départ pour les Dardanelles (Fonds Bozonnat)

            C'est le général Franchet d'Esperey qui le remplace. Lui aussi est un ancien de l'Armée d'Afrique ; né à Mostaganem, lieutenant au 1er Régiment de Tirailleurs Algériens, il participe à la campagne de Tunisie, commandant au 18ème Bataillon de Chasseurs à pieds, il fait partie de l'expédition contre les Boxers en Chine en 1900. Général de Division au Maroc en 1912, il est général d'Armée en 1914 et contribue grandement à la victoire de la première bataille de la Marne. Sitôt arrivé dans les Balkans, Franchet d'Esperey prévoit un plan audacieux qui consiste à attaquer les Bulgares par la montagne. Le 15 septembre, il lance l'offensive sur les massifs de Dobropolje et de Vetrenik ; les Bulgares plient sous la violence de l'attaque.

Franchet d'Esperey accentue son effort ; les pertes sont terribles, mais les Bulgares reculent.

Le 21 septembre le général Jouinnot-Gambetta, à la tête de la Brigade à cheval des Chasseurs d'Afrique, lance un raid de 70 kms dans la montagne à 2000 mètres d'altitude et fonce sur Usküb (aujourd'hui Skoplje) qu'il prend, appuyé par des Spahis Marocains, le 29 septembre. C'est la dernière charge à cheval victorieuse de la cavalerie française. La prise de la ville a un énorme retentissement ; Ferdinand, roi des Bulgares adresse un télégramme au kaiser Guillaume : "le désastre de Macédoine sera notre malheur à tous". Effectivement, le 30 septembre à midi les Bulgares signent l'armistice en présence de Franchet d'Esperey qui reçoit leur capitulation ; le général poursuit sa chevauchée, entre en vainqueur à Belgrade et poursuit sur Bucarest afin de relancer la Roumanie dans la guerre. La capitulation de l'Empire Ottoman le 30 octobre et celle de l'Autriche le 3 novembre arrêtent son avancée victorieuse.

            Au total, la France aura perdu plus de 50 000 hommes dans les Balkans, dont près de 10 000 dans les Dardanelles entre avril 1915 et janvier 1916. Ces soldats oubliés ne rentreront pas chez eux au lendemain du 11 novembre puisqu'ils resteront postés en Roumanie jusqu'en mars 1919, tenant le front sud de la Russie contre les Bolcheviks.

note :

(1) lettres de Marcel Krieger à ses parents, in Mémoire plurielle, n° 53, décembre 2007.

Gérard Crespo

Extrait du Mémoire Vive n°65

Couverture : Fonds Bozonnat