L'Ascension à Santa Cruz

Ce matin, quatre heures sonnent au clocher de l'église Saint-Louis lorsque, avec mes cousins, nous arrivons au pied de celle-ci, et nous ne sommes pas seuls, en cette fin de nuit, à cheminer dans la même direction d'un pas léger. Et pourquoi cela ? Parce que c'est l'Ascension et que pour les Oranais, en particulier, et les Oraniens, en général, c'est aussi l'ascension du djebel Aïdour dominant Oran et abritant la basilique de Notre-Dame de Santa Cruz du nom du Marquis de Santa Cruz qui, au XVI ème siècle, fit construire le fort couronnant le relief.

Malgré les raccourcis pris en négligeant le chemin qui serpente à flanc de montagne, nous ne sommes pas les premiers à rechercher et réserver le meilleur endroit pour le pique-nique dont se chargera la famille qui nous rejoindra un peu plus tard. Déjà, depuis la maison, on voyait des lumières consteller la jupe du mont, certains n'hésitant pas même à prendre la route dès la sortie du cinéma, à minuit.

Les Arabes qui assistaient à cette escapade généralisée où chacun se précipitait vers le site campagnard convoité, disaient de nous que nous prenions le «tekkouk». Ce terme désignait, en réalité, la fuite effrénée et désordonnée des bovins sous la démangeaison, insupportable, que leur procuraient les asticots grouillant sous la peau de l’échine, après l’éclosion, sous l’effet du chaud soleil d’été, des œufs pondus par des espèces de taons.

La dévotion à Notre-Dame était le prétexte à cette sortie champêtre, et la Basilique se remplissait à l'heure des offices, pendant que dans l'accomplissement d'une promesse, des fidèles n'hésitaient pas à monter pieds-nus et même à genoux dans ce chemin où cailloux et autres aspérités faisaient saigner des plaies. De mauvaises langues assurent que certains pèlerins faisaient la promesse de monter avec des pois-chiches dans les chaussures, en omettant de préciser qu'ils les feraient cuire au préalable ! Pour nous, la jeunesse, la basilique présentait peu d'intérêt, notre plaisir s'exprimait dans les joyeuses gambades sous les pins pendant que, au-dessus de nos têtes, des Tarzans en herbe s'égosillaient à pousser le fameux cri. Et pourquoi ne pas se défouler dans une course effrénée pour atteindre le fort et y jouer à cache-cache, avant de dévaler la pente vers le col pour admirer, de l'autre côté, l'incomparable baie de Mers-El-Kébir et ses bâtiments de la Marine Nationale ?

Peut-on qualifier de pique-nique cet «arroz con pollo» – riz au poulet – qui se cuisine au feu de bois? Sous les pins, trois grosses pierres limiteront le foyer où crépite le feu sous la large poêle noire, objet de toutes les attentions du Chef, toujours un homme, qui officiera au milieu des volutes de la fumée de bois qui donnera au mets ce fumet particulier, si goûté des convives. Infailliblement, on entendra quelqu’un conseiller au Chef: «El arroz mal cosido pero bien reposado!» (Le riz mal cuit mais bien reposé), alors, du bout de la cuillère et des dents, le maître-queux vérifie la consistance des grains. Il se fera chambrer à coup sûr, si, par malheur, le riz est «desgachado», soit collant et compact!

– «Fais « entention » que la pelote, elle va finir dans la poêle du riz!

– Toi! Descends de cet arbre que tu vas t’escagasser sur l’Abuelo (grand-père), qu’il n’arrête pas de bâiller comme s’y voudrait (sic) faire la sieste avant de manger!

– Ça, je le savais, moi, que tu allais faire pleurer ta petite sœur! Je t’ai déjà dit :  Jeux de mains, jeux de vilains!»

C’est ainsi que dans tout le voisinage, les mères interpellent leur marmaille savourant à sa manière cette liberté champêtre. Les adolescents, eux, se livrent à des jeux plus virils finissant souvent en luttes au corps-à-corps, comme de jeunes coqs éprouvant leurs ergots tout neufs et encore comme eux, cherchant à épater les poulettes gloussant de plaisir alentour.

 Après les  « Salud y pesetas » accompagnant les verres levés remplis de la blanche anisette, la cacophonie des exclamations et interpellations dans un mélange de français, d’espagnol, d’arabe que tout le monde comprend, arrive difficilement à couvrir le bruit des couverts s’entrechoquant avec verres et assiettes en faïence – la vaisselle jetable n’existe pas encore.

De là se nouent, parfois, des débuts d’amitié dont la fréquence des rapports se limitera aux rencontres annuelles en ces mêmes lieux prisés par les deux parties.

Les hommes font apprécier aux voisins leur mistelle, ce moût de raisin muté à l’alcool dans un savoir-faire tout personnel et qu’accompagne si bien la dégustation de pâtisseries maison élaborées par les épouses. Ne sont pas peu nombreux, toutefois, ceux qui préfèrent une bonne rasade de triple-sec ou d’«aguardiente» (eau-de-vie) pour, comme dirait le légionnaire, «enlever la crasse de midi», en alléguant que la mistelle est tout juste bonne pour les femmes.

Et puis, agaçant les dormeurs qui savourent une petite sieste, la casquette sur les yeux, soudain un accordéon poussif s’essouffle sur un air de valse, bientôt relayé, plus loin, par un harmonica rythmant un tango qui se veut langoureux. Il n’en faut pas plus pour que, le printemps aidant, jeunes gens et jeunes filles qui, jusque-là, s’étaient contentés d’œillades jetées à la dérobée, sautent sur l’occasion, enfin, de s’enlacer sur cette piste de danse faite d’aiguilles de pin et qui les fait glisser vers une idylle peut-être durable.

L’air plus frisquet de la fin du jour sonne dans la ramure l’heure du retour. En groupes joyeux où s'entremêlent les familles, anciennes et nouvelles connaissances, chacun rejoint ses pénates tout étourdi du bonheur de cette journée en plein air.

L'Ascension est passée avec, parfois, quelques conséquences heureuses pour la démographie du pays.

Extrait de l'ouvrage « Le p'tit Blanc d'la maisonnette » chez l'auteur « andrealbertfernandez@gmail.com »