L'aventure extraordinaire d'Alexandre Cerda, sous-marinier à bord du Saphir

Saphir

« Sur les conseils de ma mère, veuve d’un quartier-maître de marine, j’avais passé quelques années d’études à l’école des mécaniciens de marine de Tunis. Ensuite, tout naturellement, je me suis engagé dans la marine Nationale.  Après quelques mois d’attente, trainé de bureau en bureau, je fus affecté à bord du sous-marin Saphir basé à Bizerte.

Ce bateau avait un équipage de 25 membres placés sous le commandement du lieutenant de vaisseau Fournier. C’était mon premier embarquement et j’étais très fier de servir, comme mon père, dans la Marine Nationale.    

Le Lieutenant de vaisseau Fournier était un bel échantillon d’officier de notre marine formé à l’école des sous-marins de Brest. Il servait déjà depuis deux ans à bord du Saphir.

Le Second, l’enseigne de vaisseau de première classe Chancel, frais émoulu de l’École Navale, était chargé plus spécialement de la paye de l’équipage, de l’entretien ainsi que du lancement des huit torpilles dont le sous-marin était doté.

Alexandre Cerda

Mis en eau en 1908 à Toulon, le Saphir, après quelques avaries sérieuses dès le lancement, avait été remis en état hâtivement, dès que les autorités avaient senti venir les hostilités. On se demandait d’ailleurs s’il serait en état de fournir l’effort que nous attendions de lui. On verra que ces doutes se vérifièrent.

L’histoire commence aux premiers jours de la guerre de 1914/18. Le premier acte de guerre de l’Allemagne contre la France, eut lieu en Algérie. 

Le 4 Août 1914, alors que nous étions en exercice de plongée au large des côtes de Tunis, le commandant reçut par T.S.F. l’ordre impératif de rejoindre Bizerte.

L’amirauté lui demandait de  se rendre immédiatement en mer de Marmara afin de poursuivre les croiseurs Breslau et Goeben qui avaient attaqué Bône et Philippeville. Notre  mission consistait à les poursuivre dans la mer de Marmara.

En route pour les Dardanelles

Après une navigation sans incident, le 9 Janvier 1915, le sous-marin entra en mer de Marmara sous un vent glacial. Devant nous, la côte turque dressait ses falaises sombres. Une échancrure apparut : les Dardanelles ! Tandis qu’un projecteur ennemi s’attardait et caressait la crête émeraude des vagues, dans le sous-marin, un ordre retentit soudain :

Tout le monde aux postes de plongée !

Quelques secondes plus tard, le Saphir s’enfonçait sous les eaux. Maintenant, c’était un lourd silence qui nous enveloppait. Nous allions forcer le destin. Si les Dieux se montraient favorables, les deux croiseurs allemands seraient envoyés par nos torpilles dans les grands fonds de la rade de Constantinople.

Par crainte d’être repérés du haut des forts ottomans qui scrutaient la mer, nous  naviguions  sans périscope, uniquement au compas, opération dangereuse en cet endroit où le courant est toujours puissant.

Le Lt de vaisseau Fournier

Premier incident

Bien entendu les Turcs ne s’étaient pas contentés de mouiller des mines à l’entrée du détroit. Ils avaient mis en place des barrages, des filets et autres obstacles pour interdire l’accès à n’importe quel bâtiment que les alliés pourraient envoyer dans le secteur. 

Les Dardanelles peuvent être comparées à un fleuve de soixante kilomètres de longueur coulant depuis la mer de Marmara jusque dans la mer Égée.

Dans ces conditions, sans périscope, la navigation dans le chenal s’avéra périlleuse.

Malgré ces difficultés, notre pacha, sans pouvoir utiliser les repères de la côte sut poursuivre sa route et passer sous les champs de mines en évoluant toujours en plongée maximum.

Soudain, arrêt brutal du bateau. Le courant l’avait jeté contre la côte. Nous venions de nous échouer sur un banc de sable.

Par miracle et par une habile manœuvre, le commandant  réussit à nous sortir de ce mauvais pas et nous pûmes poursuivre notre route sans dommage.  Nous avions eu chaud. Le sous-marin, maintenant à l’abri des dangereuses côtes turques,  pouvait refaire surface.

Le Saphir

Une première dans le détroit.

En effet c’était la première fois qu’un sous-marin français forçait le détroit des Dardanelles.                                         

Deuxième incident

Devant nous s’ouvrait maintenant une mer libre d’obstacle et le Saphir reprit une navigation tranquille en évoluant à 9 mètres de profondeur. Un coup d’œil rapide au périscope confirma qu’on se trouvait à hauteur de Thana et selon les calculs du commandant, nous allions doubler le Cap Nagara.

C’est alors que soudain un choc violent stoppa net le submersible. Un obstacle insoupçonné avait barré notre chemin. Était-ce un filet ? 

Immédiatement, je grimpais sur le capot et par le jeu des miroirs, je vis que l’avant du navire émergeait de l’eau. Nous étions à nouveau échoués sur un banc de sable. Le commandant avait fait ses calculs sans tenir compte des courants très forts à cet endroit et nous étions drossés sur la cote.

- Il faut nous tirer de là sans attendre, car si les Turcs nous repèrent, ils vont nous canarder, sans que nous puissions esquisser la moindre riposte, dis-je au commandant.

Dans un grand retentissement de klaxon, le pacha ordonna :

- Moteurs arrière toute !

 Cette manœuvre était destinée à mettre toute la puissance motrice disponible pour nous dégager. Le sous-marin se mit à vibrer et à se déplacer en arrière. Entraîné par sa vitesse et son poids, il s’enfonça dans les profondeurs en prenant de plus en plus d’inclinaison puis il s’immobilisa violemment sur le fond avec une inclinaison de 45°.

Tous les efforts pour repartir furent vains, le sous-marin était échoué sur le fond, le manomètre d’immersion bloqué à 70 mètres. Le pacha avait beau frapper d’un poing rageur sur la vitre de l’appareil, l’aiguille ne bougeait pas. Il fallait remonter en toute hâte.

- Chassez partout ! Lança promptement le commandant.

Après un temps d’hésitation les ballasts se vidèrent. Hélas, écrasé par l’énorme pression de l’eau, le Saphir restait collé sur le sable.

Tout à coup, un marin s’écria :          

- Une voie d’eau sur l’avant.

Des rivets commençaient à suinter. La peinture se craquelait. On entendait les glaces du kiosque qui se brisaient. De tous cotés l’eau pénétrait sournoisement.

- La pompe à eau n’arrive plus à la refouler.

 La coque ne pouvait  résister longtemps. Des craquements sinistres annonçaient la fin. Assis à sa table, tenant sa tête dans ses mains, le commandant Fournier restait prostré.

- Quels sont les ordres ? demanda l’enseigne de vaisseau Chancel.

- Rien. Il n’y a plus qu’à attendre.

Alors le second s’écria :

- Commandant, il faut au moins sauver l’équipage.

Semblant s’éveiller après un mauvais cauchemar, le commandant cria :

- Larguez les plombs de sécurité.

Les mines

L’ultime manœuvre

Devant cette situation le commandant venait de décider de l’ultime manœuvre. L’ordre suprême était donné. Le sous-marin pourrait refaire surface car cette opération a pour but d’alléger le navire en poids et en un minimum de temps. Il peut ainsi effectuer une remontée rapide se comportant alors comme un bouchon sur l’eau.

Je reçus l’ordre d’exécuter cette ultime procédure. Hélas, dans ces moments là, rien ne marche. Les commandes rouillées ne fonctionnaient pas. Avec rage, je m’emparai d’une lourde masse et à coups redoublés, je m’acharnai sur les leviers qui ne voulaient pas bouger. Ils étaient bloqués par la rouille. Ne sachant que faire, le pacha m’appela.

- Je vois que les commandes sont immobilisées, avez-vous une solution ?

- Je vais encore essayer de les débloquer, m’écriai-je.

Et je me mis à taper dessus comme un sourd et finalement la commande se libéra. Subitement un plomb se détacha.

Mais le sous-marin ne bougeait toujours pas. C’est alors que débuta l’angoisse des derniers instants. Dans une atmosphère de plus en plus irrespirable par l’acide qui s’était déversé des accumulateurs et dans la pénombre, car la lumière avait considérablement faibli, nous attendions silencieusement  la mort. Bientôt tout allait craquer. L’eau continuait à monter lentement.

Soudain, le commandant pris d’une inspiration subite se leva et s’écria :

- Tout le monde à l’arrière.

Obéissant sans comprendre, l’équipage se précipita vers la poupe. C’est alors que l’avant du submersible, allégé, oscilla doucement puis décolla du fond. Miracle ! L’avant s’éleva, mais l’arrière trop lourd résista encore et l’inclinaison devint inquiétante.

Le commandant qui avait  tout prévu ordonna alors :

- Tout le monde à l’avant.

Péniblement, pour parvenir vers l’autre extrémité du submersible nous gravissions le long couloir en nous accrochant à tout ce qui pouvait nous servir pour aider notre progression. C’est alors qu’on sentit que l’arrière décollait et que lentement le Saphir remontait à la surface.

Ouf !                          

Fort turc de Seddul-Bahr (Dardanelles)

Accueillis par les canons turcs.

Dans la joie du retour à la vie, nous avions oublié que là haut, les  Turcs nous guettaient. Une pluie d’obus et de balles de mitrailleuses salua notre apparition à la surface de l’eau.

Hélas, le bateau, déséquilibré par l’amputation d’un de ses plombs de quille, ne répondait plus aux manœuvres. Il s’inclina vers l’arrière puis il commença à s’enfoncer. Le lieutenant Chancel  prit aussitôt la précaution de détruire les documents secrets du bord.

Le commandant Fournier lança alors l’ordre sublime :

-  Evacuez le bâtiment.

Dans le poste central, avec l’aide du second, j’ouvris les prises d’eau pour remplir les ballasts et saborder le sous-marin, car il ne fallait surtout pas qu’il tombe aux mains des Turcs.

Sur la passerelle, l’équipage se groupa autour du commandant. Debout, à son poste dans la baignoire, les bras croisés sur la poitrine, indifférent à la mitraille qui tombait de toutes parts, il faisait face à l’ennemi tandis que le bâtiment s’enfonçait dans les eaux troubles de la mer de Marmara.

Alors le commandant se tournant vers nous en montrant la rive turque avec un geste large empli de lassitude :

- Ceux qui veulent aller à terre…

C’est en vain que nous essayâmes de le convaincre de sauver sa peau :

- Commandant, sautez, nous allons regagner la côte.

Mais impassible, il s’y refusa.

Il s’agrippa au bastingage pensant peut-être que des navires alliés allaient accourir pour le sauver.

Le commandant en second qui par tradition était chargé de la paye, ne voulait pas abandonner son trésor constitué de pièces d’or. Il passa son magot dans une ceinture et se jeta à la mer. Hélas c’était trop lourd et dès qu’il pénétra dans l’eau, celui-ci s’en alla vers le fond.

Le naufrage

Dans les eaux glacées de la Marmara

La terre se trouvait à quelques encablures et j’avais compris que je pourrais peut-être m’en tirer. Je distinguais la côte à l’horizon. Mais il fallait éviter de se faire appréhender par les Turcs qui avaient une sale réputation de cruauté.

Je cherchai longtemps un endroit désert où je pourrais accoster sans risque.

J’abordai une grève et dès que j’émergeai, je fus accueilli à coup de fusil par une dizaine de bachi-bouzouks.

Je fus capturé transi de froid et dirigé sans ménagements vers un hammam. Au bout d’un certain temps, je repris goût à la vie et aussitôt je fus dirigé solidement ligoté vers des baraquements qui allaient être pendant longtemps ma résidence de captivité.

J’ai appris plus tard que le reste de l’équipage, constitué en grande partie de Pieds-Noirs tous bons nageurs, avait atteint le rivage. A peine arrivés sur la terre ferme,  ils  furent emprisonnés et conduits au Général Liman Von Sanders. Ce  n’était pas un tendre. Il n’hésita pas à les torturer puis à les enfermer dans un camp pour les occuper à casser des cailloux pendant quelques années. Une consolation : ils ont eu certainement un meilleur sort que ceux qui étaient à Verdun.

Quant à moi, après une longue captivité, je regagnai la France en passant par la Russie, mais la suite est une autre histoire ».

Gérard SEGUY, d’après un témoignage Audio CDHA recueilli par Jean MONNERET