Le Palais du Bey de Constantine

 « Figure-toi une délicieuse décoration d’Opéra, tout de marbre blanc et de peintures de couleurs les plus vives, d’un goût charmant, des eaux coulant de fontaines ombragées d’orangers, de myrtes, etc., enfin un rêve des Mille et Une Nuits. »

C’est ainsi que s’exprime Horace Vernet dans sa correspondance après sa visite au palais de Hadj Ahmed Bey, à suite de la prise de Constantine en 1837. La demeure restée longtemps fermée s’ouvre désormais au public comme l’expression d’une des merveilles de l’architecture mauresque.

Historique du palais

Après cet affrontement, le palais sert d’hôpital aux troupes françaises, prend le nom d’Hôtel de la division et subit de nombreuses modifications. Il reçoit à cette époque de nombreux hôtes de marque, Horace Vernet, Guy de Maupassant un demi-siècle plus tard. Mac Mahon y tient ses quartiers, il reçoit aussi le duc de Nemours puis le prince Napoléon accompagné de sa femme Clotilde de Savoie en 1861 et le futur roi des Belges, Léopold II, en 1862. Napoléon III y fait étape lorsqu’il visite Constantine en 1865. Il plante, à cette occasion, un cèdre du Liban, toujours visible.

Intérieur de l'ancien palais d'Amed Bey

Restauration après l’indépendance

À l’indépendance du pays en 1962 le palais est le lieu de quelques manifestations culturelles, une aile de la demeure sert d’évêché à Monseigneur Scotto. Au début des années 80, une entreprise polonaise est chargée de lui rendre son plan et son allure d’origine. La restauration est considérablement ralentie par le manque de financements, et reprend plus tard sous l’autorité d’un architecte formé à Rome. Le palais s’ouvre au public en 2009, il devient un musée des arts et traditions populaires.

Décoration du palais

Ce véritable chef-d’œuvre concentre à lui seul tout ce que l’architecture mauresque a pu donner en Algérie durant l’ère ottomane. C’est à la fois dans sa décoration un savant mélange d’art mauresque et de baroque tardif.

Ce qui impressionne le visiteur au premier abord, ce sont les vastes dimensions du palais. Laurent-Charles Féraud en estimait le périmètre à 5609 m² en 1867.

Des galeries enserrent des jardins ainsi qu’un bassin et une cour dallée qui avec les piliers et les parterres de marbre, les carreaux de faïence et les nombreuses fontaines, servent à maintenir une sensation continue de fraîcheur

Les boiseries sont abondantes, on les retrouve dans les 500 volets et portes du palais, dans les plafonds, les rambardes ou les moucharabiehs.

Porte peinte, pillier en marbre italien et carreaux de faïence tunisiens

Quant aux colonnes, elles sont une attraction à elles seules, on en compte 247. Elles furent pour certaines importées d’Italie par l’intermédiaire du Génois Schiaffino, en contrepartie de cargaisons de blé, alors que d’autres sont empruntées à des demeures plus anciennes. Leur origine italienne est souvent marquée par le croissant de Lune sculpté sur les chapiteaux, lequel indique leur destination à l’exportation vers les « Régences » barbaresques.

Près de 47 000 carreaux de faïence garnissent les murs du palais jusqu’à mi-hauteur, participant aussi bien au rafraîchissement des lieux qu’à leur embellissement. On y a recensé 167 types différents d’originaires de Tunisie, d’Italie, de Marseille, de Syrie et de Hollande.

Les fresques de Dard Ahmed

Exécutées durant la construction de la demeure, entre 1826 et 1835, les fresques du Palais du Bey couvrent près de 2000 m² de surface, elles ont sans doute l’attraction majeure de ce lieu, par leur caractère exceptionnel en Algérie et en Afrique du Nord.

Lion calligraphié

Légende

La légende veut que le Bey, trouvant le blanc des murs de son palais trop monotone, exige de son intendant qu’il les peigne. Aucun Constantinois n’étant compétant, l’intendant se rappela qu’un prisonnier italien croupissait depuis deux ans dans les geôles de la ville, il le fait alors libérer afin qu’il réalise les fresques : « Mais, Votre Seigneurie se trompe, je n'ai jamais peint, ni dessiné de ma vie ; je suis cordonnier de mon état et je n'ai jamais manié d'autre instrument, que l'alêne et le tranchet » répondit le prisonnier.

« Tu vas te mettre à peindre, répondit l'intendant. Demain matin, je reviendrai voir ton ouvrage, et si je ne suis pas content, je te ferai administrer vingt-cinq coups de fouet. Si au contraire tu exécutes mes ordres, je te promets la liberté ».

Désemparé et ne sachant trop quoi faire, l’Italien s’incline. C’est ainsi qu’il s’improvise artiste et se met à dessiner comme un enfant, esquissant des canons, des boulets et des bateaux aux larges voiles… Ayant terminé sa besogne, il reçoit à sa grande surprise les félicitations de l’intendant pour son œuvre et recouvre la liberté.

Le Bey ajoute « Je savais bien, moi, que tous les Français étaient peintres !»

Fresque murale

Réalité et antécédents

Cette histoire n’est qu’une légende puisque déjà au XVIIIe siècle, des employés européens chargés de reconstruire le pont unique de la cité, sont appelés à peindre les appartements du khalifa de la ville.

Victor Barrucand témoigne que : « Il y eut autrefois une tradition barbaresque de peinture à la gouache qui a laissé des images précieuses et stylisées de l’ancienne ville. Quelques-unes étaient datées et signées. La meilleure époque de cette peinture indigène est le commencement du XIXe siècle, qui fut une période de prospérité pour la Régence ». C’est à cette époque que sont réalisées les polychromies du Palais de Dard Ahmed. Victor Barrucand[1] signale un certain Hadj Youssef qui apprit cet art en Égypte, chargé de le décorer. À l’époque coloniale, une restauration des peintures est entreprise vers 1860 parmi les peintres retenus, on cite Hadj Youssef.

Laurent-Charles Féraud décrit la technique employée : « Quelques barbes de plumes liées au bout d’un roseau leur servaient de pinceau, et une demi-douzaine de tasses à café posées sur un réchaud (fourneau en terre) contenaient, sans cesse à l’état liquide, les couleurs à la colle dont ils avaient besoin ».

Première cour, porte en bois

Illustrations des fresques

Horace Vernet décrit le palais comme disposant d’« une délicieuse décoration d’opéra, tout de marbre blanc et de peintures de couleurs les plus vives, d’un goût charmant ». Cette décoration transparaît des pans de rideaux peints entre les arcades. Ils laissent entrevoir les jardins ou les fresques comme si une scène se découvrait au regard des visiteurs. Plus rarement, on trouve des représentations animalières comme une chèvre ou deux lions dont les contours enserrent des inscriptions calligraphiées.

Pour Théophile Gautier, ces lions « représentent quelque chef-d’œuvre d’écriture, dans lequel les noms des quatre apôtres musulmans, entrelacés […] forment une figure de lion », symbole de force.

La véritable originalité de ces peintures est dans la représentation, le pèlerinage de Constantine à La Mecque, véritable fresque méditerranéenne passant par Alger, Tunis, la Goulette, Tripoli, Alexandrie, Le Caire, Candie, Rhodes, Djedda et Médine. Cette fresque se déroule comme un parchemin, rappelant ainsi le pèlerinage que Hadj Ahmed fit sur les lieux saints de l’islam. D’une grande richesse picturale, cette œuvre reproduit sur un fond rouge, des habitations chaulées de blanc et bleu, puis des palmiers en jaune sablonneux et vert lorsqu’on s’approche de la région du Hedjaz, des navires à voiles parcourant la Méditerranée aux eaux profondes d’un bleu marine alors que seuls de petits felouks s’engagent dans la mer Rouge. On aperçoit, de temps en temps des sabres, des canons, des arbres feuillus, des palmiers, selon les climats parcourus, le tout étant accompagné de légendes.

Intérieur

On reconnaît également : « El-Djazaïr el-mahroussa », Alger la bien gardée ; le plan triangulaire de la ville blanche avec son port à l’extrémité duquel se situe le « bordj el-fenar », sa citadelle surmontée par une inscription « Qasba », le tombeau de Sidi Abderrahmane et enfin le bordj Moulay Hassan, tous les monuments étant surmontés du drapeau rouge d’Alger. Sous la fresque, des navires et des canons tirent des boulets sur la ville alors que les batteries situées sur les remparts de celle-ci ripostent avec force. Serait-ce l’armada de Charles-Quint, vaincue en 1541 et dont la cité tire sa gloire et le surnom de « bien gardée », ou serait-ce la flotte française qui fit un blocus de la ville de 1827 jusqu’à sa prise en 1830, ce dont le Bey fut le témoin oculaire puisqu’il participa aux combats ?

La fresque garde un caractère historique aussi rare qu’il est méconnu et précieux, puisqu’elle reste la seule représentation connue faite par des Algériens sur leur propre histoire, à l’époque même de la prise d’Alger.

En 2006, dans son Petit éloge de la mémoire, Boualem Sansal fait du palais le témoin exceptionnel des dernières heures ottomanes et des premiers temps coloniaux, et se réapproprie afin de l’inscrire dans le grand roman de l’histoire algérienne.

C’est aussi ce que devraient faire les Algériens afin de renouer avec leur histoire puisque cet édifice reste un chaînon majeur, réconciliant les deux rives de la Méditerranée par sa décoration à la fois mauresque et baroque qui faisait dire à Maupassant que « Tous les voyageurs l’ont célébré, l’ont comparé aux habitations des Mille et Une Nuits ».

Massensen Cherbi

Extrait du Mémoire Vive n°55

Bibliographie

H. AZZAZA, « Un palais, des fonctions », dans F.Z. Guechi, Constantine : Une ville des héritages, Média-Plus, Constantine, 2004, p. 203-230

Laurent-Charles FERAUD, « Monographie du Palais de Constantine », Revue de la Société archéologique de Constantine, XI, 1867, 96 p.


[1] Historien et directeur de l’Akhbar à Alger.