Le sauvetage du pont de Sidi Rached en 1952

« Le 1er octobre 1952, je rejoins Constantine. Là, durant cinq années, je vais pratiquer le métier passionnant que j'ai choisi : celui d'ingénieur des Ponts et Chaussées, d'autant plus exaltant que les possibilités d'action qui me sont offertes dans ce pays neuf sont sensiblement plus étendues et plus variées qu'elles n'auraient pu l'être en métropole. »

Le viaduc de Sidi Rached menace de s’effondrer

Je ne suis en fonction que depuis un mois quand l'un des ingénieurs subdivisionnaires, M. Chauve, entre en trombe dans mon bureau: "Venez vite! Venez vite! M'sieur l'ingénieur! Le viaduc de Sidi Rached va s'effondrer! Les pierres de la voûte commencent à tomber! J'ai prévenu la police et la mairie. J'ai fait couper la circulation !... "

Histoire rapide du viaduc

« Des trois grands ouvrages d'art qui franchissent de nos jours les gorges du Rhummel et relient Constantine à son plateau, le plus spectaculaire est sans nul doute le viaduc de Sidi Rached. Construit de 1908 à 1912, par le célèbre ingénieur Paul Séjourné, il est une sorte de frère jumeau du pont Adolphe à Luxembourg. D'une allure souveraine, il enjambe un site plus grandiose encore que la vallée de la Pétrusse. D'une longueur totale de 450 m, formé d'une succession de voûtes en plein cintre, il comporte une arche centrale de 68 m d'ouverture qui surplombe la rivière qu'on entend, cent cinquante mètres plus bas, cascader dans la fraîche obscurité des gorges. »

Un ouvrage à problèmes

… « Certes, cet ouvrage a, dès son achèvement, posé quelques problèmes. Il est même depuis longtemps l'objet de travaux de confortement. Chaque année, en bordure des gorges, une entreprise spécialisée vient forer quelques pieux obliques destinés, dit-on, à renforcer les fondations de ses piles. Mais personne n'imaginait qu'il lui prendrait la fantaisie de nous livrer un aussi méchant tour !... Car quand un ouvrage d'une taille aussi monumentale décide de s'effondrer, que peut-on faire pour l'en empêcher ? Heureusement, mon ange gardien est là qui veille sur mes premiers pas professionnels... »

Par chance, René Mayer possède une parfaite connaissance technique de cet ouvrage…

« Il se trouve en effet que j'ai déjà eu l'occasion d'étudier cet ouvrage. Je le connais même assez bien. Un an et demi auparavant, alors que je n'étais encore qu'ingénieur-élève à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées, comme je m'intéressais à tout ce qui concernait l'Algérie, j'avais choisi ce beau viaduc pour sujet d'un rapport de fin d'année. J'avais alors rédigé un mémoire, soulignant son élégance et mettant l'accent sur l'originalité de son mode de construction. Au passage, j'avais critiqué le diagnostic sur lequel se fondaient les travaux de confortement dont il faisait rituellement l'objet, osant même soutenir leur parfaite inutilité ! »

… et, à l’Ecole des Ponts, il a déjà étudié, en chambre, les causes des désordres observés

« Le beau viaduc de Paul Séjourné est un ouvrage de conception mixte qui, à la pierre de taille, matériau traditionnel des grands ouvrages d'art des siècles précédents, allie l'usage du béton armé, matériau innovant qui venait de faire son apparition à la fin du dix-neuvième siècle. Grâce à ses performances mécaniques, de nouvelles audaces, des formes plus souples, des proportions plus élancées s'offraient aux ingénieurs. Mais comme l'œil de ses contemporains n'était pas encore accoutumé à l'austère apparence du béton armé, Paul Séjourné avait enfoui celui-ci dans des encorbellements classiques, taillés dans un calcaire dont les teintes chaudes confèrent à l'ouvrage une sensuelle beauté. Le viaduc de Sidi Rached est donc une œuvre métissée qui marie deux matières n'obéissant pas aux mêmes lois de la résistance des matériaux. »

« A cette première cause de complexité, s'en ajoutait une seconde qui tenait à la géométrie de l'ouvrage. Celui-ci est la combinaison de deux arcs, l'un, vertical, qui constitue l'arche centrale du viaduc et enjambe les gorges du Rhummel, et l'autre, horizontal, qui forme le platelage et supporte la chaussée en épousant la courbe des remparts de la ville. Ces deux arcs sont soudés dans l'espace par leur sommet. Quand l'un se déforme, il entraîne l'autre. »
« La thèse que soutenait mon rapport d'ingénieur-élève était que si la grande voûte en maçonnerie se déformait, ce n'était nullement le fait de ses piles, qu'on supposait à tort soumises à un glissement vers l'aval, mais le fait de son sommet, entraîné vers l'amont par l'arc horizontal. Ce dernier était comprimé par un glissement de terrain que personne n'avait décelé, qui descendait du plateau du Mansourah et était situé à trois cents ou quatre cents mètres de là. »

« Comme tout arc que l'on bande, celui-ci voyait sa courbure s'accentuer et sa "flèche" s'accroître. Le mouvement de son sommet entraînait le sommet de la voûte centrale auquel il était lié. Les fondations du viaduc n'étaient pour rien dans cette déformation et les travaux de consolidation qu'on leur faisait subir depuis des années étaient emplâtre sur jambe de bois.
"II faut bien que jeunesse se passe" ! avait dû soupirer l'examinateur auquel cet impertinent mémoire avait été soumis. Et il lui avait fort distraitement attribué une note convenable... avant de l'expédier aux archives de l'Ecole. A présent, ce travail d'étudiant allait m'être bien utile ! »

Il sait qu’il est urgent d’agir !

« Je ne prenais même pas le temps d'aller sur place, comme m'en presse M. Chauve. A quoi bon ? Mon diagnostic est déjà fait et les minutes comptent! Par téléphone, je convoque sur les lieux le plus gros entrepreneur de la ville, Paul Rossi : "Interrompez au besoin d'autres chantiers ! Amenez séance tenante à pied d'œuvre vos meilleures équipes. Qu'elles soient équipées de compresseurs, de marteaux-piqueurs, d'échafaudages, de coffrages, de grues de chantier. Amenez, un générateur d'électricité et des projecteurs: nous allons devoir travailler toute la nuit !".
« Puis j'appelle un géomètre qui devra, quant à lui, mettre ses appareils en station sur les deux rives afin de surveiller, en temps réel et dans leurs trois dimensions les mouvements de quelques points-clés de l'ouvrage. »

« Ayant donné ces instructions, je peux sauter dans la voiture de M. Chauve pour rejoindre aux abords du viaduc où il m'a précédé, mon patron, l'ingénieur en chef Louis Longeaux, ancien directeur général des Travaux Publics en Indochine. Ensemble, nous examinons la voûte aux jumelles. Près de sa clé, des pierres de taille se fissurent. De temps à autre, dans un craquement, l'une d'elle éclate. Un morceau de voussoir se détache et plonge en tournoyant dans les profondeurs des gorges.
C'est une question d'heures. Si la clé de voûte cède, non seulement elle provoquera l'écroulement de l'arche centrale mais, de proche en proche, et comme un château de cartes qui s'effondre, sa chute risque d'entraîner celle des voûtes adjacentes dont les poussées ne seront plus compensées. »

Un  vrai « pari de Pascal » pour son patron direct…

« Je fais part à Louis Longeaux de mon analyse et lui expose mon plan. "A supposer que nous ayons les moyens d'y parvenir, il ne sert à rien de vouloir consolider la voûte centrale. Elle n'est nullement responsable de la dislocation à laquelle nous assistons. Elle est la victime du désordre, elle n'en est pas la cause. Elle ne fait que subir les efforts qui lui sont communiqués par le platelage, lui-même mis en mouvement par ce glissement de terrain face auquel, à court terme, nous sommes impuissants. De toute urgence, il faut dissocier l'effet de la cause et couper ce platelage. Le salut va dépendre de notre rapidité d'exécution! "

"Plus tard, quand nous serons parvenus à stopper le mouvement fatal, nous créerons un appui médian situé sur la partie rocheuse et stable et nous nous en servirons comme d'une nouvelle culée intermédiaire. Nous désolidariserons ainsi la partie de l'ouvrage qui franchit les gorges de celle qui, sur la rive droite, est entraînée par le glissement de terrain".
"Entre les deux, nous introduirons un arc à trois articulations, facilement déformable qui ne transmettra aucun effort. Ainsi, même si nous ne parvenons pas à arrêter ce fichu glissement de terrain, du moins celui-ci n'entraînera-t-il plus la voûte principale".

« Haut fonctionnaire d'une grande qualité. Louis Longeaux est devant une décision délicate. Ma thèse lui semble intelligente, mais elle est audacieuse et surtout inédite. Compte tenu de la valeur de l'ouvrage, il aimerait mieux pouvoir s'appuyer sur des expertises de haut niveau.
Malheureusement, les services techniques disposant d'une compétence assurée en la matière sont à Paris. Il n'existe encore aucun aéroport à Constantine. Au mieux, les experts ne pourront donc être là avant trois jours. Peut-il remettre le sort d'un monument connu dans le monde entier entre les mains d'un ingénieur débutant qui, sur cet ouvrage complexe, expose des théories entièrement neuves ? »


« Courageusement, Louis Longeaux fait le pari de Pascal. S'il temporise, la catastrophe est certaine. Autant risquer de faire confiance à ce jeune homme. J'ai son feu vert. Il se chargera d'expliquer la situation au préfet et me "couvrira" quant aux suites administratives. Il est clair que l'heure n'est plus au respect des formalités réglementaires. Pour les engagements de crédit et la passation des marchés publics, on verra plus tard... »                         

Les travaux commencent et se poursuivent dans la nuit…

« Sous une voûte secondaire du viaduc, l'entreprise édifie à la hâte un cintre. Dès que celui-ci soutient suffisamment l'arc que j'ai choisi d'opérer, une batterie de marteaux-piqueurs l'attaquent par le dessus. En cette section, on découpera successivement la chaussée, les diverses canalisations qu'elle contient, le platelage en béton armé, et enfin la voûte secondaire. A l'échelle près, c'est un travail de chirurgien. Il faut amputer rapidement sans attenter aux œuvres vives. La nuit est tombée. Les projecteurs illuminent le viaduc. Les équipes se relaient.
Mais quand on est jeune, on ne pense pas à tout ! L'audace parle plus haut que la prudence. C'est à la sécurité que l'on songe généralement en dernier ! »

Vers deux heures du matin, le viaduc est sauvé !

« Soudain, vers deux heures du matin, une détonation retentit. Du fond des gorges, son écho remonte vers nous. Cédant brutalement à l'effort colossal qui le comprimait, le platelage en béton armé, déjà largement sectionné par les marteaux-piqueurs, vient subitement d'exploser ! D'un coup, les deux lèvres de la coupure se sont rapprochées d'environ un mètre. La tranchée ouverte dans la chaussée s'est refermée ! »

« Heureusement. à ce moment-là, afin d'attaquer sous un autre angle, tous les ouvriers (et moi-même) venions de remonter hors de la fouille, évitant ainsi d'être transformés en crêpes. Décidément, mon ange gardien reste vigilant !... »

« Bientôt les géomètres m'apportent les résultats des mesures qu'ils opèrent d'heure en heure. L'écrasement brutal du noyau en béton armé du platelage a permis à l'énorme masse de la voûte centrale de se redresser. Sa clé s'est déplacée de quatre-vingts centimètres pour reprendre pratiquement son aplomb initial. C'est la confirmation de mon diagnostic. »
 

« Certains ne sont pas loin de considérer que ce jeune "X" fraîchement débarqué est un magicien. On chuchote qu'il est originaire du pays. Les Mayer ne sont-ils pas de Penthièvre ? ».

 

Texte extrait du livre de René Mayer, "Mémoire déracinée" paru en 1999 aux éditions l'Harmattan

Extrait du Mémoire Vive n°63, Les intertitres sont de la rédaction de MV

L’auteur :

" Pied-noir", polytechnicien, Ingénieur général des Ponts et Chaussées, René Mayer a été haut fonctionnaire en Algérie. Plus tard il dirige l'I.G.N., le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment, préside la Compagnie Boussac Saint Frères, etc. Il est commandeur de la Légion d'Honneur.

A Constantine, en plus d’avoir sauvé le pont Sidi Rached, on lui doit l'aéroport Aïn El Bey, un pont sur le Smendou, les grands réservoirs d'alimentation en eau de Constantine à partir du Bou Merzoug, etc.