Les Deviq au Sahara

Après l'historique des transports au Sahara occidental, il faut traiter du Sahara oriental où était concentrée, avant comme après le pétrole, la majeure partie de la population et du potentiel économique de l'espace "algérien" du grand désert.
A ces deux volets de la chronique des transports du Sud se superposent les sagas de deux familles, les Estienne à l'ouest et les Deviq à l'est, les uns plus brillants, les autres plus enracinés, égaux par le courage et l'esprit d'entreprise. Au dernier des Deviq sahariens, Roger Frison-Roche envoyait en 1960 cette dédicace :"A Marcel Deviq, qui appartient à la plus ancienne famille française au Sahara, en hommage admiratif pour l'oeuvre accomplie en ces territoires du Sud où les Deviq ouvrirent tant de pistes."

Armand DEVIQ (1877-1961)

Le fondateur de la lignée, vigneron cévenol ruiné par le phylloxéra, était arrivé en Algérie en 1878. Au début du siècle dernier, il assurait un service de voiturage entre Batna et les bourgades avoisinantes : Mac-Mahon, Pasteur, Bernette, Corneille, Kenchela...    
Son fils Armand qui avait traversé la Méditerranée à un an, conduisait déjà les attelages à 14 ans. En 1907, il prit la direction de l'entreprise et s'installa à Biskra, terminus du chemin de fer. Il faisait la liaison avec Touggourt en deux jours: des voitures à cinq chevaux menées, l'une par Armand, l'autre par son frère, Camille, quittaient de bon matin l'une et l'autre ville. Elles se rencontraient le soir à M'Raier et repartaient le lendemain matin avec des chevaux frais, après avoir échangé leurs conducteurs, qui rentraient chacun chez soi. Pour aller à El Oued, en traversant les dunes du Grand Erg, Armand avait équipé les roues de ses voitures de larges bandages métalliques, afin d'éviter l'ensablement.
En 1914 le "Transsaharien" atteignit Touggourt, terminus d'abord provisoire, puis définitif. Armand transféra â Touggourt le siège de son affaire et ouvrit de nouveaux itinérai¬res. Les marchandises étaient transportées soit par des arabas
- sortes de grands tombereaux - soit par des caravanes de dromadaires. L'une des activités principales était le ravitaillement des postes des Compagnies Méharistes chargées, non seulement du maintien de la pax gallica, mais aussi de nourrir les populations nomades et sédentaires en temps de famine.

Entre Biskra et Touggourt

Bientôt, Armand put compter sur la collaboration de ses fils, Armand-Marcel, né à Batna en 1907, diplômé en 1928 de l'école spéciale des Travaux Publics et René, né à Biskra en 1909. En 1925 la société "Armand Deviq et ses fils" - qui devait être rebaptisée dix ans plus tard "Compagnie Saharienne Automo¬bile" (CSA) - mit sur les pistes son premier camion, un Renault de 2,5 T.
En 1926 fut réalisée la première liaison commerciale Touggourt-Ouargla. Les 160 km furent couverts en 15 heures par le Renault piloté par René. En 1928 eut lieu le premier transport automobile entre Touggourt et Guerrara, dans le M'Zab. 1931 fut marqué par l'achat d'un Saurer à moteur Diesel et par la liaison Touggourt-Fort Flatters, à 700 km au sud.

Entre Touggourt et El-Oued

Pour éviter aux pilotes d'avions des erreurs de navigation comme celle qui avait coûté la vie au Général Laperrine en 1920, le commandement des Territoires du Sud décida de mettre en place des balises métalliques tous les 10 km environ, entre Ouargla et Djanet (1500 km). Les Deviq étaient seuls capables de porter la logistique de cette opération. 89 balises, de 18 m2 chacune, furent acheminées en 1932 et 1933. C'est à cette occasion que fut réalisée la première liaison avec Djanet. En 1936, les camions Deviq atteignirent In Guezzam, à la frontière du Niger. Désormais, le Sahara oriental était partout accessible, mais dans des conditions parfois très dures. Sur les trajets difficiles, les camions allaient toujours par deux, afin de s'entraider en cas d'ensablement ou de panne. Dans les fortes montées, il fallait décharger en bas la moitié du fret, monter l'autre moitié, la décharger en haut, et redescendre pour prendre le reste.

Armand-Marcel DEVIQ (1907-1972)

Nous avons la chance de posséder, sur la première liaison Touggourt-Djanet, le récit d'un officier saharien, le colonel de La Goutte, qui participait au voyage en qualité d'invité. Le convoi était formé de deux Saurer Diésel de 7 tonnes. « le premier soir l’arrivée à lieu à Fort Lallemand, après 330km de piste. Le lendemain, trajet facile dans le Gassi Touil, large trouée franchissant l'erg du nord au sud, puis, traversée de la hammada de Tinrhert. Après une étape de 400 km, on bivouaque près de Fort Flatters. En route dès l'aube, on arrive sans encombre à Amguid. Le jour suivant, départ à 2 heures. "C'est la partie héroïque du trajet", dit le colonel, qui ajoute :"L'énergie ne suffit pas. Il faut être un parfait mécanicien, avoir du coup d'oeil et l'expérience du Sahara. Cela, René Deviq le possède de l'avis de tous, civils et militaires". Cap au sud-est, en longeant le tassili des Ajjers.  

Hostellerie des Quatre Chemins. Balise aérienne à 14 km de Fort-Flatters

   
 On parcourt un plateau de reg où la progression est pénible, le sol étant détrempé par des pluies récentes. Entre Amguid et Fort Gardel, une bielle du camion de tête est coulée. La réparation va durer de 13h à minuit. Il y a bien une bielle et deux coussinets neufs, mais ni étau ni grattoir. Les bras et les mains serviront d'étau, le couteau de la popote servira de grattoir. Bianchi (sergent de Légion, cueilli en route sur un chantier de balisage), muni d'une pierre, se révélera un maître-aiguiseur. Mais il faut enlever sur les coussinets un demi-millimètre de métal anti-friction. C'est impossible, même avec un couteau bien aiguisé. Qu'importe on fera des cales avec des boites de conserve. Bianchi, assis sur le sable tel un juif devant sa boutique, une paire de tenailles entre les pieds comme établi, des ciseaux à ongles comme pince, coupe, découpe huit ou dix cales. Et ça réussit! La bielle, démontée au retour à Touggourt, était en parfait état. »

Première liaison Touggourt-Djanet

La guerre stoppa net l'expansion de la CSA. Les gazogènes Berliet, achetés en 1939, avaient un rayon d'action limité. Il fallut prolonger les vieux matériels. Par exemple, on monta sur les Saurer des moteurs soviétiques, rescapés de la guerre civile espagnole. En 1943 une mission au Fezzan, récemment conquis sur les italiens, permit de récupérer des camions Lancia et des moteurs Fiat qui servirent à rajeunir les Renault.
La "libération" de l'Algérie - expression paradoxale dans une province qui n'avait pas été occupée par l'ennemi - donna lieu à des règlements de comptes. Les Deviq, comme tous les algériens ou presque, étaient loyalistes. Ils n'avaient sans doute pas que des amis dans le petit monde algérois de la "France libre". Il en résulta une assignation à résidence, de quelques mois à Fort Polignac pour Marcel. Dans une conjoncture marquée par d'énormes problèmes de maintenance, c'était la solution la moins périlleuse pour la CSA, où le génie mécanique de René était irremplaçable.

Vers Djanet

Le premier forage pétrolier eut lieu en 1952. Dès 1956, la plupart des gisements étaient localisés. La ruée des prospecteurs, le forage des puits, la construction des oléoducs provoquèrent une gigantesque demande de transports. Les frères Deviq montrèrent alors leur esprit de décision et leur capacité d'organisation en se mettant, dans des délais très brefs, en mesure de satisfaire ces besoins par des investissements et des recrutements massifs. En francs constants, sur une base 10 en 1952, le chiffre d'affaires atteignit 20 en 1953, 100 en 1957 et 180 en 1960. Le parc comprenait alors 180 poids lourds, plus 80 véhicules affrétés, appartenant à des petits propriétaires mais entretenus et gérés par la CSA. Le tonnage transporté était de 35 millions de tonnes/kilomètres. Les camions étaient presque tous des Berliet, GLC, GLR, GLM "Gazelle" et les GBO 6x6 de 20 ou 30 tonnes.

A droite René DEVIQ. A gauche, tête couverte, Maurice Berliet, 1957

Cette prédilection pour la grande maison lyonnaise était la conséquence logique des efforts accomplis par Berliet pour adapter ses matériels aux dures conditions de l'Afrique. L'événement le plus mémorable de la coopération Berliet-Deviq fut l'expérimentation du T 100, mastodonte de 600 ou 700 chevaux et de 120 tonnes de poids total en charge. Ce fut une réussite technique mais un échec commercial, en raison de la résistance insuffisante des infrastructures, anciennes pistes ou routes modernes.
En 1958, Marcel fut élu député des Oasis. Il siégea naturellement dans le groupe des députés d'Algérie, que présidait son vieil ami Pierre Portolano. En 1960, René mourut accidentelle¬ment et Marcel dut reprendre seul les rênes de l'entreprise. En 1962, il crut possible de continuer à travailler dans l'Algérie indépendante et s'efforça d'établir des relations correctes avec les autorités nouvelles jusqu'en Septembre 1963 où, directement menacé, il dut partir précipitamment. La CSA, devenue "Compagnie Socialiste Automobile" fut confiée à des apparatchiks ,incapables, qui furent bientôt mis à l'ombre pour malversations. Mais, après peu d'années d'incompétence et de pillage, il ne restait rien de la CSA.

Touggourt, le siège de la CSA

Marcel Deviq consacra ses dernières années au service des Rapatriés dans plusieurs organisations, notamment le Comité National des Rapatriés et Spoliés, où il secondait le Général Jouhaud, et l'association des anciens sahariens, la Rahla. Il mourut en 1972, à 65 ans, de nostalgie et de trop d'énergie inemployée. Voici ce qu'écrivait de lui un notable de Biskra :"La région du Sud et ses populations ont perdu en lui un chef estimé, un bienfaiteur qui, grâce à lui, ont un foyer, des enfants bien élevés et éduqués par leurs parents à qui M. Marcel avait inculqué l'esprit d'honneur et de droiture, la fraternité au sein de toute l'entreprise gigantesque qu'il avait créée. Que Dieu l'ait en sa sainte miséricorde."

Bruno de Saint Victor

Bibliographie
- Mémoire Vive N° 27 (septembre 2004)
- Algéria N° 6 (mai 1949)
- Magazine de l’Afrique du Nord N° 18 (1950)

Extrait du Mémoire Vive n°53
 

Ensablement, à 15 km d'Amguid

T100 Berliet

Départ de Ouargla, 1943

Arrivée à Ghat, 1943