Les forgerons du Sahara

Cadenas

En lisant un vieux texte, j’ai appris d’étranges choses sur les forgerons (Enad) du désert. Certains étaient sédentaires et vivaient dans les oasis sahariennes, d’autres étaient nomades et suivaient les campements des tribus au gré des déplacements de la caravane.
 

Le sédentaire.
Il vivait le nez dans la fumée et l’odeur du charbon de bois. La forge était son lieu de travail, sa cuisine, sa salle à manger et sa chambre à coucher où finalement, il passait toute son existence, ceci même au plus fort de l’été. Il ne quittait jamais cet antre sombre et mystérieux où il évoluait dans les lueurs rougeâtres du foyer de ses creusets, et il était considéré comme un sorcier.
Après sa journée de travail, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il se lavait quand il y avait de l’eau et ce n’était pas souvent. Puis il prenait son repas, et ce n’était pas souvent non plus, car dans le désert la nourriture est rare, comme l’eau d’ailleurs.
Il fabriquait des chaînes, des serrures, des clous, mais la plus grande partie de son temps passait à la fabrication de fers à cheval. A ces époques, le cheval et le mulet étaient avec le chameau les seuls moyens de transport, aussi le ferrage fréquent des bêtes était indispensable pour parcourir les étendues désertiques. Les sabots s’usaient rapidement sur le sol pierreux de la hamada. On sait aussi que les nobles guerriers du désert, les aristocrates du Sahara, ne connaissaient qu’une seule monture, le cheval et suivant une coutume ancestrale, le forgeron avait le devoir de ferrer tout cheval à la demande d’un cavalier de passage, quelle que soit son origine, connu ou inconnu, voire même s’il était le pire ennemi de son maître. C’était l’usage.
Quand il se livrait au travail du métal, il récitait des incantations mystérieuses constituées de mots magiques destinés à écarter les puissances surnaturelles. L’influence de l’Islam n’avait pas réussi à faire disparaître ce rituel ancestral, c’est pourquoi la caste des forgerons était considérée comme hérétique. Ces prières, qui se transmettaient de père en fils, restaient secrètes car il ne fallait pas dévoiler « les secrets du métier », ce qui aurait été dangereux pour sa personne et pour l’accomplissement de son travail.
Pour activer les feux, l’artisan utilisait un soufflet fait de peaux de boucs ou de chèvres qu’il gonflait et dégonflait avec ardeur. Parfois il était aidé dans cette tâche par un jeune apprenti, toujours issu de la même caste et qui était destiné à prendre la succession de l’artisan après sa mort.
Accroupi pendant de longues heures de travail, il réalisait un outil parfait, une lance finement ciselée ou un poignard acéré.
Autre particularité, ce sont les forgerons qui étaient chargés de circoncire les garçonnets dès la puberté, tandis que leur épouse était chargée de l’excision des fillettes, pratique courante dans ces régions désertiques où la femme ne doit pas prendre plaisir à faire l’amour.
Ces artisans forgerons étaient toujours attachés à des tribus influentes et à leurs chefs qui les considéraient avec condescendance, mais comme on avait besoin d’eux pour réparer les armes, les bijoux, le matériel nécessaire à la vie nomade, pastorale et domestique, on les payait selon leur dû, c’est-à-dire pas grand-chose. Mais ces hommes savaient se contenter de peu.
On attribuait à ces besogneux un caractère menteur, lâche, rusé, mais comme ils étaient indispensables, alors on passait sur ces petits travers.
 

Le nomade
Il était aussi nomade et suivait les campements des tribus touaregs au gré de leurs errances à la recherche de nouveaux pâturages ou de points d’eau.
Manieur de marteaux, pousseur de limes, il transportait ses pauvres biens, sa tente, son outillage au pas lent de la caravane, à la poursuite des grands lieux de rassemblements périodiques. Au cours de cette errance, il suivait son maîtres, qui le considérait comme un sous-homme. En effet, leur condition sociale pouvait être comparée à celle des gitans d’Espagne ou des tziganes du Danube.
Comme il était nécessaire à la vie de tous les jours, les nobles cavaliers du désert, les chefs de caravanes et autres membres des grandes familles le considérait avec une hautaine bienveillance, mais toujours intéressée. Ils ne pouvaient pas se passer de leurs prestations car c’étaient eux qui exécutaient les travaux les plus ingrats dans la caravane.
 

Coutumes et traditions chez les forgerons
Il existait à l’encontre de la confrérie des forgerons une prévention généralisée qui en faisait une caste décriée « en bloc ». Bref, dans le désert on n’aimait pas ces gens. Certes, ce n’étaient pas des parias, mais on interdisait à leurs fils et à leurs filles de contracter mariage avec des personnes « d’une naissance supérieure ». Pour expliquer et justifier une telle mise à l’écart, les maures affirmaient que les forgerons n’avaient pas voulu se convertir à l’Islam triomphant.
Et de ce fait, ils avaient perdu le droit de se placer au niveau des nobles castes des cavaliers ou des marabouts. Même en dehors des limites du Sahara, ces hommes avaient toujours fait l’objet de préjugés défavorables pouvant aller jusqu’à l’exclusion matrimoniale. Il en résultait que l’endogamie (le mariage à l’intérieur du clan) était pratiquement le seul moyen de trouver une épouse pour le forgeron avec les conséquences qui pouvaient résulter d’une consanguinité poussée. Car dans la culture touarègue on ne s’allie pas hors de son groupe social. Chacun doit rester à sa place, dans sa catégorie, dans sa tribu.
Avant la conquête, dans les tribus nomades, les guerriers éleveurs consacraient tous leur temps à la protection de la communauté tribale contre les vols, les razzias et les guerres incessantes. Ils erraient constamment dans le désert à la recherche de pâturages ou de points d’eau tout en se livrant au pillage des tribus ennemies ou considérées comme telles, ou bien à l’attaque des caravanes de passage dans le territoire de l’Amenokal du secteur, ou égarée dans le désert, ceci quand  ils n’étaient pas occupés à la très lucrative traite des esclaves.
Certes, il y avait bien dans la communauté quelques individus qui se chargeaient des choses de l’esprit, de l’éducation des enfants : Les Imams étaient spécialisés dans l’éducation religieuse et soutenaient les guerriers au combat par leurs prières et leurs talismans.  
Mais pour s’occuper des basses besognes, il ne restait plus que le forgeron secondé par son épouse. Ce batteur d’enclume qui savait fabriquer les objets de métal, de bois, d’os de corne ou de pierre nécessaire à la vie de tous les jours.
Il connaissait les faibles ressources du désert. Bref, il faisait feu de tout bois, ce qu’il trouvait d’ailleurs très rarement dans le Sahara. Il possédait toutes les astuces nécessaires pour survivre dans cet univers inamical. Il savait entretenir et réparer l’armement des guerriers, il affûtait la lame du sabre et la pique de la lance. Il savait rendre la pointe du poignard assez acérée pour percer la poitrine de l’ennemi qui se présentait à bonne portée. C’était un expert pour réparer les moukallas, ces longs fusils à pierre dont les nobles chefs touaregs faisaient un usage souvent intempestif. Il façonnait un nombre impressionnant d’ustensiles, d’accessoires, de pièces de harnachement et autres objets usuels.
Son épouse, possédait elle aussi des talents variés et une grande habileté manuelle. Elle connaissait toutes les recettes pour traiter les peaux et les cuirs aux usages infinis. Elle fabriquait les sacs et les coussins destinés à orner l’intérieur des bassours,  ainsi que les poteries. Mais elle était surtout réputée pour sa  connaissance des filtres magiques, des poisons lents ou violents suivant les besoins ou l’urgence. Leurs maîtres sollicitaient souvent leurs connaissances, car ils avaient de grands besoins en la matière.
Selon une coutume ancestrale, la tente du forgeron pouvait devenir un asile inviolable pour un quelconque fugitif. Mais celui qui sauvait ainsi sa vie menacée, devait savoir que c’était au prix d’une indéniable déconsidération sociale. Les forgerons ne devaient pas être fréquentés !
Le forgeron de la caravane transportait tout son outillage dans un coffre en bois qu’il montait sur une bête de bat, en général une vieille chamelle qui suivait avec peine le convoi. Dans cette boite à outils, une petite enclume, outil particulièrement précieux qui se transmettait de père en fils selon un rituel lui aussi ancestral, tandis que les soufflets de la forge, fabriqués à partir de peaux de chèvre, étaient chargés à part sur une mule débordante de ballots hétéroclites qui suivait péniblement la caravane.
A l’intérieur de ce coffre voisinaient de nombreux débris de métaux. Des marteaux divers accompagnaient de limes, de longues pinces, des fers à trancher, pour façonner suivant les besoins divers objets et petits ustensiles nécessaires aux besoins de ses « clients ».
Mais l’outil le plus sollicité, c’était l’herminette. Elle permettait un travail minutieux du bois. La forme de cet outil n’avait pas varié depuis les temps pharaoniques. Divers moules d’argile schisteuse, des coupelles et de minuscules creusets complétaient cet outillage. Ils servaient à fondre des métaux à faible fusibilité, étain, plomb, métaux tendres, argent et plus rarement de l’or.
Courbé sur son enclume qu’il assujettissait entre ses deux pieds, l’homme ciselait et incrustait le fer et le cuivre. Il façonnait des outils pour les cultivateurs de palmiers et des ustensiles de la vie courante. Étriers, mors pour les chevaux, coutellerie variée, lames pour le rasage et autre objets naissaient de ses mains habiles selon une façon de faire transmise par ses ancêtres.
Le forgeron fabriquait également des cadenas à fermeture compliquée, véritables objets d’art servant à fermer les vastes sacs de cuir ouvragés qui contenaient les provisions et les objets précieux des nomades. C’était un objet particulièrement recherché par les collectionneurs et qui avait une très grande valeur pour les amateurs.
Il faudrait de plus longs développements pour rendre hommage à ces hommes aux talents multiples et qui étaient considérés par leurs congénères comme des sous-hommes.

Gérard Seguy

Mémoire Vive n°44

D’après un article de la revue Africana
Forgerons du Sahara « Les indispensables » au C.D.H.A.
Internet African Concept «  Les forgerons Touaregs, un Art »