Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, entre 23 h 45 et 3 heures du matin, l’Algérie est secouée par une vague d’attentats. Le premier touche une caserne située entre Boufarik et Blida ; il s’agit pour des rebelles sous les ordres de Amar Ouamrane un Kabyle qui deviendra plus tard responsable de la wilâya 4 et ministre du G.P.R.A. de se saisir du stock d’armes ; l’opération est un échec car le commando rafle 4 mitraillettes et 6 fusils. A quelques kilomètres de là un scénario identique s’est reproduit à la différence que le commando a laissé trois morts et des blessés et n’a pu prendre des armes. Au même moment, la coopérative de Boufarik brûle.
A 0h15, le préfet d’Oran reçoit un coup de téléphone l’informant que la gendarmerie de Cassaigne vient d’essuyer des rafales de mitraillette et qu’un Européen a été tué ; d’autre part à quelques centaines de mètres de là un gardien a été assommé et son fusil lui a été volé. Le préfet est persuadé qu’une série d’événements aussi graves dans une région habituellement calme n’est pas le fruit du hasard. Il ne sait pas encore, il l’apprendra plus tard, que deux fermes ont été mitraillées et que le transformateur du centre d’Ouillis a été attaqué ; le garde ayant été blessé. D’autre part de nombreux poteaux télégraphiques ont été sciés et des fils téléphoniques sectionnés.
A Alger à 0h45, une explosion retentit à l’usine à gaz .A la même heure, deux bombes sont placées à Radio Alger, rue Hoche, ainsi qu’aux pétroles Mory rue de Digne sur les quais du port. Une autre vise le central téléphonique du Champ de Manœuvre. Nulle part les dégâts ne seront importants ; le projet d’embraser Alger est un échec.
Constantinois : 2 heures. Sur la route de Philippeville, la gendarmerie de Condé-Smendou a été attaquée. A dix kilomètres de Constantine, au Kroub c’est la caserne qui a essuyé des coups de feu, dans les deux cas rien de grave n’est à signaler.
2h30 : Biskra .Simultanément, le commissariat et la centrale électrique ont été attaqués. On dénombre quatre Européens blessés dont deux policiers. Alerté par téléphone, le sous-préfet, en résidence à Batna déclenche l’alerte générale. Au même instant, des coups de feu retentissent à la caserne, deux militaires français sont mortellement touchés. Le sous-préfet ne sait pas que Hadj Lakhdar Abidi -futur responsable de la wilâya 1- qui a dirigé l’attaque l’a eu dans sa ligne de mire deux heures auparavant et qu’il n’a pas tiré car il était trop tôt !
3 heures : Kenchela, dans les Aurès. Trois rebelles ont pénétré dans le commissariat et sous la menace de leurs armes se font remettre les revolvers des gardiens de la paix. Le transformateur électrique a sauté ; l’explosion a réveillé en sursaut le lieutenant Darnault qui s’habille à la hâte et sort sur le pas de la porte de la caserne. Cinq coups de fusil sont tirés : le lieutenant et une sentinelle s’écroulent, morts. Les spahis de la caserne ripostent, deux rebelles sont blessés.
Toujours dans les Aurès, à T’Kout, à l’entrée des gorges de Tighanimine, la gendarmerie avec ses dix gendarmes, quatre épouses et cinq enfants est assiégée. Dans cette région aussi, les liaisons téléphoniques et télégraphiques ont été coupées et la localité d’Arris est complètement isolée. Au petit matin, le car Biskra-Arris et ses passagers est stoppé par des inconnus dans un virage ; ils en font descendre un jeune couple d’instituteurs récemment arrivés de Métropole et un caïd ; une rafale claque, le caïd s’effondre, les deux instituteurs également, le jeune homme décèdera quelques heures plus tard, la jeune femme survivra.
Dès 3h30 à Oran, à 4 heures à Alger et à Constantine, des cellules de crise sont réunies.
A Oran, le préfet Lambert est persuadé qu’il s’agit du début d’une insurrection ; le général Wiedespach-Thor, commandant la place d’Oran et le commissaire central sont sceptiques. Mais les ordres du préfet sont formels : appliquer les mesures de l’état de siège, procéder à des arrestations chez les nationalistes fichés par les R.G., multiplier les contrôles d’identité. A l’aube 8 musulmans ont été tués ; sur six d’entre eux on a trouvé des armes ; l’un des deux non armés, s’appelle Ramdane Ben Abdelmalek ; il a assisté à la réunion des 22,- dont nous parlerons ultérieurement- c’est un adjoint de Ben M’Hidi. Il est le premier chef de la rébellion à tomber, mais le policier qui enregistre son nom ne le sait pas encore.
Si à Constantine, le général Spillmann commandant la garnison semble surpris, le préfet Dupuch l’est beaucoup moins, lui qui, quelques heures plus tôt avait étudié avec son ami Jean Deleplanque sous-préfet de Batna le problème de la perméabilité de la frontière tunisienne. D’ailleurs à Batna, le sous-préfet a réagi à la manière de Lambert à Oran, avec une priorité, joindre la localité d’Arris.
A Alger, le Gouverneur Général Léonard a convoqué le directeur de la Sureté Jean Vaujour et le commandant en chef Paul Cherrière ; la situation est jugée seulement préoccupante, sauf peut-être par Vaujour ; toutefois le risque d’un embrasement des Aurès est évoqué, et il faut se résoudre à prévenir Paris, c'est-à-dire Pierre Mendès-France le président du Conseil et François Mitterrand le ministre de l’Intérieur, et à demander des renforts.
La radio annonça les attentats dans le courant de la matinée, mais en ce jour férié peu de gens l’écoutaient. A 17 heures parut le journal T.A.M. Dernières Nouvelles dont la diffusion n’était pas très forte. Ce ne fut donc que le 2 novembre que tous les quotidiens titrèrent sur les événements de la veille.
Peut-on parler de surprise ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de remonter quelques années en arrière dans l’histoire du nationalisme algérien.
Les premières revendications à caractère nationaliste virent le jour dans les années 1920. On peut affirmer que le lendemain de la première guerre mondiale fut un rendez-vous manqué entre musulmans désireux de s’intégrer à la nation française et les gouvernants français qu’ils fussent à Paris ou à Alger. En effet forts de leur engagement aux côtés des soldats français dans la lutte contre l’Allemagne, les Musulmans assimilationnistes espéraient dans le meilleur des cas un accès à la citoyenneté sans perdre leur statut personnel. D’autre part, nombreux étaient ceux qui réclamaient la création d’un corps électoral indigène avec une représentation au Parlement. Toutefois, des réformes jugées insuffisantes par les Musulmans permirent l’accroissement du nombre d’électeurs chargés d’élire les délégués financiers, les conseillers généraux et municipaux.
L’une des figures les plus revendicatives de cet immédiat après-guerre fut l’Emir Khâled, petit-fils d’Abd el Kader, capitaine de l’armée française, trois citations, deux ans au front à la tête de goumiers qu’il galvanisait. Attaqué par l’Action française, également par l’influent député de Constantine Morinaud, Khâled se retira en Syrie en 1923. Après la victoire du Cartel des Gauches en 1924 il tenta de revenir sur la scène politique, mais ce fut un échec et Khâled mourut à Damas en 1936. Le « khâlédisme » avait marqué les esprits et lorsqu’en 1926 fut créée l’Etoile nord-africaine, elle se donna pour président d’honneur, l’Emir Khâled. L’Etoile est fondée par Hadj Ali Abd el Kader, membre du P.C.F. et par Hassan Issad, membre de la C.G.T.U. Elle apparaît donc comme une filiale du parti communiste. Très vite Hadj Ali laisse la place à Messali Hadj qui devient le chef de l’Etoile nord-africaine le 20 juin 1926. Né à Tlemcen en 1898, Messali est issu de la confrérie des Darqawa ; sergent de l’armée française jusqu’en 1921, il est déjà fiché par les R.G. ; en 1925 il est affilié au parti communiste. En 1927 il élabore un programme révolutionnaire qu’il expose à Bruxelles lors du Congrès de la Ligue contre l’Impérialisme. Dans ce programme, il demande « l’indépendance de l’Algérie, le retrait des troupes françaises, l’élection d’un Parlement algérien au suffrage universel ». En 1928, l’Etoile compte 4 000 adhérents ; en novembre 1929, l’Etoile est dissoute par les autorités françaises, ce qui n’empêche pas Messali d’envoyer en 1930 un mémorandum à la S.D.N. dans lequel il dénonce « le mythe de la mission civilisatrice de la France en Algérie ». En 1933, il reconstitue, avec l’aide de deux compagnons, Imache et Radjef, le parti sous le nom de Glorieuse Etoile nord-africaine et se rapproche du Destour tunisien et des Jeunes Marocains. Dans ses discours, Messali parle déjà de la nécessité « d’une insurrection armée pour jeter les Français à la mer… du drapeau vert du Prophète qui remplacera un jour le drapeau tricolore ». Il célèbre également « la glorieuse histoire de l’Algérie… la noblesse de son peuple issu d’une noble race ». Ses textes offrent des relents de xénophobie et d’antisémitisme ; le journal l’Humanité s’en inquiète ; Messali interdit à ses militants d’appartenir aussi au parti communiste. En 1935, Messali, Imache et Radjef sont respectivement condamnés à 1 an, 8 mois et 6 mois de prison ; mais Messali s’enfuit à Genève chez Chakîb Arslân idéologue des Oulémas Réformistes autre mouvement contestataire qui, lui, affirme que l’Islam est l’élément fondamental de la vitalité du peuple algérien lequel doit se fondre dans une nation arabe. En 1937, le Gouverneur Général LeBeau demande et obtient avec le soutien des socialistes et des communistes la dissolution de la Glorieuse Etoile. Le 11 mars 1937, Messali, qui entre temps a été amnistié, crée le Parti Populaire Algérien. Le 14 juillet de la même année, plusieurs centaines de militants du P.P.A. défilent dans Alger, en brandissant des drapeaux verts et en criant des slogans tels que « Parlement algérien… Terre aux fellahs… Respect de l’Islam… Des écoles arabes… » La presse communiste dénonce « les nationalistes messalistes [comme étant] des agents de Mussolini ». Auparavant, pour contrer le mouvement messaliste qui échappait à son contrôle, le P.C.F. avait créé le Parti Communiste Algérien. En août 1937, Messali est arrêté. En octobre 1937, aux élections cantonales d’Alger, le P.P.A. présente Messali, bien que ce dernier soit inéligible ; il obtient au premier tour un tiers des suffrages et au second tour la moitié. En totalisant les voix obtenues par une autre candidature à Alger, le P.P.A. obtenait 5 377 suffrages sur 25 000 votants. En septembre 1939, le P.C.A. et le P.P.A. sont dissous.
A la même époque d’autres mouvements affirmaient des revendications nationalistes, mais pour certains le religieux était le fondement du politique. Ainsi le Mouvement des Oulémas réformistes dont il a déjà été question développe très tôt, dès le début des années vingt, la notion de nationalité algérienne à travers un de ses penseurs, le cheikh Ben Bâdis ; sa pensée sera relayée de façon plus radicale vers l’islamisme par Chakîb Arslân déjà cité, et par Tawfiq el Madani, tunisien, un des fondateurs du parti destourien, expulsé de Tunisie par les Français, lequel rédigea en 1932 Le Livre de l’Algérie qui devint l’encyclopédie du nationalisme algérien. Ben Bâdis entretient des contacts avec les Arabes de Syrie et de Palestine, mais aussi avec les Tunisiens, et en mai 1937, il met en garde le gouvernement français contre le risque d’une révolte du Maghreb tout entier.
L’autre figure qui émerge également dans les années trente est celle de Ferhat Abbas qui tout d’abord présida l’amicale des Etudiants ; il aspirait alors à une Algérie égalitaire et rêvait de la « formation par la culture franco-musulmane d’une France orientale en Algérie ». Conseiller municipal de Sétif, puis conseiller général, il tenta de créer un parti politique musulman, puis en 1938, de créer l’Union Populaire Algérienne ; ce fut un échec. En opposition à Ben Bâdis et à Messali il se rendit célèbre en 1936 par un discours récupéré plus tard par des politiques et des intellectuels français, discours dans lequel il affirmait « cette patrie (la nation algérienne) n’existe pas, je ne l’ai jamais découverte ». Sa position évoluera considérablement.
Ce rappel semblera un peu long, il était toutefois nécessaire pour affirmer qu’à la veille de la seconde guerre mondiale tous les éléments du puzzle nécessaire à la naissance d’un mouvement insurrectionnel sont rassemblés : des partis structurés , des figures écoutées et pourchassées par le pouvoir en place, des penseurs et bien sûr des idéologies qui si parfois se révèlent en concurrence, rallient bon nombre de Musulmans au concept de nation algérienne.
La guerre viendra interrompre cette dynamique. Pourquoi ?
2ème partie de l'article ici : https://cdha.fr/la-toussaint-sanglante-1er-novembre-1954-2eme-partie