Une histoire humaine : les Mines des Phosphates de Sfax-Gafsa (2e partie)

Au mois de juillet, l'amicale des Anciens des Mines des Phosphates de Sfax-Gafsa est venue nous rendre visite et découvrir le Conservatoire National de la Mémoire des Français d'Afrique du Nord (cf. la photo de la semaine du 24 juillet). Cette Amicale a été créée en 1988.  Suite à cette visite, et dans l’optique de renforcer les futurs partenariats entre les deux associations, Domingo ALEDO vous propose cet article retraçant l’histoire des mines de Sfax-Gafsa.

 

Une Histoire humaine

Une migration, du Nord vers le Sud, d’européens en quête d’emploi et d’avenir

Comme l’écrit Philippe Thomas, cette région désertique et inhospitalière abandonnée par l’homme fut l’objet d’une reconquête après la découverte du gisement, un véritable eldorado pour une population en recherche d’emploi.

Pour répondre aux diverses contraintes politico-économiques d'une époque, de nombreux pays du pourtour méditerranéen, encourageant des populations, de l’Orient à l’Occident, ont apporté leur contribution migratoire et poussé des populations laborieuses et courageuses à prendre le chemin de l’inconnu et de l’aventure.

C’est ainsi qu’en Tunisie, comme en témoignent les Archives de notre Amicale, l’Amicale des Anciens des Mines de Phosphate du Sfax-Gafsa, se retrouveront des populations d’origine très diverse, libanaise, espagnole, française, italienne et notamment des îles proches comme la Sicile, la Sardaigne ou Malte, et dans une moindre mesure Anglaise et Allemande, pour ne citer que les pays les plus contributeurs.

Sous l’égide de la politique française du Protectorat, la Compagnie sera dirigée par des cadres, ingénieurs, techniciens, administratifs, importés de France et d’Europe principalement, trouvant sur place une population de mineurs de fond.

Ainsi, autour de cette activité industrielle, se développa une micro société qui se devait de créer et encourager tous les artisanats dont elle pouvait avoir besoin pour fonctionner et progresser, ainsi que toute activité culturelle, cultuelle et sportive.

Cette micro société fut alimentée plus ou moins régulièrement par un flux migratoire variant au fur et à mesure des besoins et des circonstances socio-économiques des pays pourvoyeurs. 

De nombreux témoignages poignants et significatifs font vivre cette épopée. En voici quelques-uns extraits des archives de l’Amicale des Mines, anonymes, illustrant la diversité des origines et des situations, mais que l’on pourrait bien mettre dans la bouche de bon nombre de ces honnêtes et courageux pionniers :

- Martine qui n’a cependant pas connu la Tunisie raconte que, quelques années après la première guerre mondiale, son grand-père, René, se marie et quelques mois après quitte sa Charente natale pour Metlaoui dans le Sud Tunisien qui 20 ans plus tôt n’était qu’un « bled » isolé et inconnu à la lisière du désert du Sahara ; elle écrit :

«. . . Pourquoi partir là-bas ? René cherchait-il un autre travail plus rémunérateur ? De son coté, c’était l’époque où la CPG, la Compagnie Minière des Phosphates de Tunisie basée à Gafsa, développait ses activités dans les djebels de la région, ouvrait des chantiers, où une trentaine d’années plus tôt le Français Philippe Thomas avait découvert le phosphate qui allait faire la richesse du pays. La Compagnie cherchait donc à embaucher du personnel qualifié dans divers domaines (mineurs de toute spécialité et de tout grade, géomètres, dessinateurs, électriciens, mécaniciens, . . . et autres administratifs ? C’était certainement pour René et sa jeune épouse une véritable aventure. Je pense qu’ils avaient dû avoir un peu peur de partir si loin, n’ayant pas trop d’argent et ne sachant rien de leur nouveau pays d’accueil et surtout laissant loin derrière eux leur chère famille. 

Ils prirent le train jusqu’à Marseille, le bateau et encore le train, une vraie expédition pour deux jeunes qui n’avaient jamais quitté leur village. Quand ils sont arrivés à Métlaoui, ils découvrirent un village qui n’était fait que de baraques en bois. Il n’y avait aucun confort mais, nous disait ma grand-mère, la Compagnie avait tout prévu !

Elle nous racontait qu’elle avait pris un travail au Mess des officiers où elle était employée comme cuisinière car il devait exister à l’époque un camp militaire pour assurer la sécurité du village. Elle y travailla jusqu’à la naissance de son premier enfant en 1923. René, quant à lui, a toujours travaillé pour la compagnie. Au fil du temps il gravit les échelons et devint comptable, délégué FO, ma grand-mère nous disait qu’il faisait partie des conseils de Prud’homme et allait régulièrement à Tunis pour défendre les ouvriers. Ils défendaient même certains Tunisiens employés à la compagnie, ce qui ne devait pas être facile, car il fallait plaider contre la « puissance occupante française ». Grand-mère nous a souvent raconté aussi que ces ouvriers pourtant très démunis venaient à la maison un poulet ou des légumes à la main en forme de remerciements.

Leur maison était près de la poste. Ayant gravi les échelons mon grand-père employait des « domestiques ». Il allait à la chasse à la gazelle avec ma grand-mère et des voisins. Les enfants fréquentaient l’école Catholique tenue par les Sœurs toute proche de chez eux. Tous les deux ans, la famille passait ses vacances en Charente.

Mes grands-parents étaient heureux à Métlaoui, ils avaient une vie sociale, des amis, un travail. Ma mère avait des amies et des petits amis, elle vivait la jeunesse insouciante des années 50. Elle travaillait à la compagnie, comme comptable mécanographe, elle faisait les écritures et les payes pour les ouvriers.

Mes grands-parents s’étaient si bien installés dans la vie et adaptés à ce pays d’adoption, la Tunisie, que jamais ils n’auraient pu imaginer qu’un jour tout allait se terminer.».

Ce témoignage poignant de Martine est très représentatif de ce qu’ont pu vivre, comme ses grands-parents, nombre de ces pionniers du phosphate dans l’aridité de ce Sud Tunisien.

 

- Dominique, né en Tunisie, raconte avec émotion que ses parents, citoyens espagnols, originaires de la province de Murcie, quitteront leur pays, comme beaucoup d’autres, pour fuir le fascisme. Il écrit que son père Domingo, avant la deuxième guerre mondiale :

« . . .  appartient depuis 1931 à la Marine Nationale espagnole. A bord d’un bateau citerne sur lequel il est embarqué, il a la responsabilité au sein de l’équipage de tout ce qui concerne les problèmes de tuyauterie et de chaudière. Il accédera au grade de « Fogonero preferente » en avril 1937.

La Guerre Civile en Espagne qui va durer de juillet 1936 à avril 1939 poussera un grand nombre de républicains à fuir le fascisme. Ainsi une partie de l’équipage du navire, dont Domingo, va s’évader vers l’Algérie en mai 1938…  Domingo et d’autres seront envoyés dans des camps de rassemblement de réfugiés politiques en Tunisie…  Ils y resteront jusqu’à la fin de la guerre. Libéré des camps, Domingo va chercher un travail, car il n’est pas question de rentrer dans son pays.

Il sera embauché à la compagnie des Eaux de Tunisie pour y exercer son métier initial de plombier, celui qu’il pratiquait à bord du navire. Il travaillera au Service Hydraulique de Kasserine du mois d’août 1945 jusqu’en janvier 1950. Il participera, dans un travail d’équipe, à la pose des réseaux d’adduction d’eau.

Les déplacements hors Moulares étaient inexistants pour la famille, mis à part pour ma belle- mère lors de son accouchement à Metlaoui pour Diane. Les autres enfants étant nés à l’hôpital de Moularés… Dans la première maison il y avait un très long couloir où Dominique jouait sur une planche montée sur des roulements à billes, dehors c’était impossible sur le sable, les rues n’étant pas goudronnées…

Lors de notre première visite nous avons aussi rencontré un ouvrier qui avait travaillé avec Domingo et se souvenait très bien de lui et nous a raconté une anecdote le concernant. « Au siège de la compagnie il y avait une grande fuite d’eau sur une canalisation et mon beau père criait, avec son accent espagnol, pour avertir ses collègues « l’eau s’en bat, l’eau s’en bat, », mais il voulait dire l’eau s’en va bien sûr » ! . . .

Quant aux souvenirs d’école les plus marquants de Dominique ce sont ceux du ruban rouge attribué au 1er de la classe, le bleu étant décerné au second. Un classement mensuel était établi ; Dominique se souvient très bien d’avoir porté ces titres honorifiques accrochés au tablier à plusieurs reprises. »

Domingo et sa famille subiront à nouveau les aléas de la politique, des crises et des indépendances. Ils reprendront la route des migrations en 1961, comme le plus grand nombre des européens d’Afrique du Nord, pour s’installer définitivement en France. 

Témoignage bouleversant s’il fallait le qualifier !

- Josiane raconte : « Notre arrière-grand-père exerçait le métier de marin pécheur dans les eaux de l’archipel maltais. Les contraintes de l’occupation britannique poussèrent nos arrières grands-parents à quitter le pays. Pourquoi le choix de la Tunisie et plus particulièrement l’île de Djerba située à plus de 300 kilomètres dans le sud-ouest de l’archipel Maltais ? Peut-être avaient-ils des connaissances amies déjà installées là-bas. Peut-être aussi savaient-ils que l’activité de pêche y était pratiquée avec succès, le golfe de Gabès étant réputé pour être une des parties les plus poissonneuses de la Méditerranée. 

Située dans le sud du golfe de Gabès, Djerba a, comme Malte, une longue Histoire, avec souvent les mêmes protagonistes. Ulysse, le héros de la mythologie grecque serait passé par l’île des Lotophages où tous ceux qui, de passage, comme les marins, auraient absorbé cette plante le lotos, perdraient la mémoire, oubliant ainsi d’où ils venaient, leur famille et leurs origines ! Carthage et Rome vont ensuite se partager l’histoire antique de Djerba. Les Romains notamment y construiront plusieurs villes et développeront l’agriculture et le commerce. Plus tard, Djerba passera successivement sous domination Vandale, Byzantine et Arabe. Comme à Malte, le Moyen-âge voit se succéder les Normands, les Espagnols, les Ottomans, période de plusieurs siècles au cours desquels Chrétiens et Musulmans vont se faire la guerre. Le corsaire ottoman Barberousse inscrit aussi son nom dans l’histoire de Djerba qui fut sous domination ottomane jusqu’en 1881 date à laquelle la Tunisie passe sous protectorat français jusqu'à l’Indépendance en 1956.

La pêche est une activité bien développée à Djerba et dans le golfe de Gabès. Plusieurs petits ports de pêche soutiennent la ressource comme Houmt Souk et Ajim (autrefois célèbre pour la pêche des éponges). Nous savons que notre arrière-grand-père Hippolyte pratiqua principalement la pêche des éponges qui existait à Djerba depuis l’époque romaine.  La cueillette des éponges dans le golfe de Gabès n’a pris de véritable importance commerciale en Tunisie qu’au cours de la première moitié du XIXe siècle, quand une grande marque parisienne s’est implantée à Sfax. Les éponges de qualité les plus prisées provenaient de la région de Zarzis et les littoraux méridionaux. Sur le marché parisien cette éponge portait le nom de « Mustapha ». 

Le métier de pêcheur étant très dur, notre arrière-grand-père disait à ses enfants :

« Ne faites surtout pas plus tard le métier de pêcheur ! ».

Golfe de Gabès. Répartition des bancs d’éponges

 

Sans doute ont-ils écouté le conseil de l’aïeul et la famille migra dans la région de Gafsa - Metlaoui. Sans doute aussi avait-il entendu dire que le pays gafsien se développait et s’enrichissait de la croissance de l’industrie minière phosphatière. Ainsi, notre grand-père a pensé, à juste titre, que cette région devait avoir besoin de main d’œuvre et qu’il y trouverait facilement sa place, dans un secteur économique en plein développement.

Le couple installé à M’Dhilla située au Sud-Ouest de Gafsa, a eu 6 garçons, dont notre père Joseph né en 1904. Une sœur malheureusement décédée à la naissance n’a pu venir égayer la vie de ces 6 garçons. Notre grand-père travailla à la mine de phosphate de M’Dhilla, Il y entraîna les plus grands de ses garçons, dont Joseph, mon père. Tous travaillèrent pour la Compagnie des Phosphates.

Notre père Joseph fit sa carrière à la Compagnie de Chemin de Fer du Sfax-Gafsa. Il a été amené à souvent déménager en suivant les chantiers de cantonnier le long de la ligne de chemin de fer. Ainsi la famille habitera Maknassy, Mahares, Magroun, et Ghannouch…  En 1959, c’est l’année de la migration vers la France. Notre père est nommé à Saint Priest près de Lyon ou il finira sa carrière comme chef cantonnier.

Quant à moi, Josiane, après le premier cycle d’études couronné par l’obtention du certificat d’Eudes je fus envoyée à Gabès à l’École d’apprentissage de la couture, c’était « normal » pour une fille à cette époque ! Par la suite, rentrée en France, je fonderai un foyer et élèverai quatre enfants à Romans sur Isère. Mon père décèdera en 1966. Maman que nous avions prise en charge nous quittera en 1998.

Notre vie en Tunisie était simple

La vie était rythmée par un quotidien lié à celui de la cité minière et aux structures que lui avait données la Compagnie des phosphates qui avait créé à la fin du XIXe siècle plusieurs villes sorties du néant avant l’exploitation des phosphates.

Ainsi, « l’Économat » permettait à chaque employé de faire son marché à crédit, les factures étant établies sur la base des carnets d’achat quotidien et réglées en fin de mois au moment de la paye. Ce système ingénieux pouvait être considéré comme un avantage pour l’employé comme pour l’employeur qui récupérait en quelque sorte une partie de l’argent distribué en salaires. L’Économat de la mine était néanmoins concurrencé par les « boutiques juives », la maison Falh notamment qui avait ouvert des magasins d’alimentation, de tissus et autres objets de consommation courante, et le marché arabe que les européens fréquentaient peu cependant.

Il y avait aussi les services de santé avec l’hôpital ouvert à tous et son médecin et son personnel soignant.

Il y avait aussi, bien sûr, l’école primaire dirigée par les Sœurs à Metlaoui. Elle accueillait essentiellement les élèves d’origine européenne.

Les exercices sportifs se pratiquaient aussi sur les terrains de jeux (Football, Tennis), jusqu’à la compétition inter-villes, chacun défendant son équipe.  Il y avait également la salle des fêtes où de nombreuses manifestations étaient organisées, y compris les séances de cinéma et les bals.

L’État français avait ouvert aussi ses propres écoles dites « franco-arabes », qui comme leur dénomination l’indiquait étaient ouvertes à la population d’origine locale.

A la maison, la vie de famille était simple. Maman, dans son rôle de maîtresse de maison, savait entretenir des relations avec tous et fréquentait aussi bien l’Économat de la mine que les boutiques juives ou le marché arabe.

Les traditions culinaires des différentes communautés apparaissaient dans la préparation des plats du quotidien. Les cuisines arabes, maltaises, italiennes et françaises aussi grâce à Ninette qui mettait en œuvre les recettes apprises chez la voisine. Et que dire des parfums multiples des épices achetées sur les marchés arabes si colorés ! L’image suivante suffit pour en parler !

Le marché de Gabès en 2008, foisonnant d’épices.

Nous ne faisions pas de grandes dépenses, notre famille nombreuse le nécessitait. Maman experte dans l’art de la couture comme je le disais plus haut, cousait nos vêtements, tricotait nos pulls, vestes et chaussettes et quand cela était possible, faisait aussi ses achats à la Samaritaine et au marché.

Les Fêtes étaient des événements extraordinaires au sens propre du terme et personne dans la cité minière ne les aurait manquées tant elles étaient attendues. Elles ont laissé dans nos cœurs les souvenirs les plus vivaces. C’était le 14 Juillet, la Sainte Barbe. . .  C’était aussi les fêtes religieuses, traditionnelles et familiales, avec Noël, Pâques, les communions, les confirmations et les mariages…

La vie sociale, comme partout, se déroulait aussi dans les lieux publics, au marché, au magasin et en particulier aussi au café. Il en existait un dans chacune des cités minières, Metlaoui, Philippe-Thomas, Moularès et Redeyef… Mon frère, électricien à la mine, tenait le débit de tabac de Moularès… Cette vie sociale était aussi marquée par les réunions sportives et en particulier les matchs de football. Le Derby Metlaoui-Redeyef était tout particulièrement « chaud » !

Pour nous les enfants, l’apprentissage de la vie sociale qui commençait à la maison, se poursuivait à l’École des religieuses que mes frères et sœurs ont fréquentée. Nous y avons été très bien formés et y avons obtenu notre Certificat d’Études qui avait une grande valeur à l’époque. Les leçons de choses, commencées en classe, pouvaient se poursuivre de façon plus ludique par des sorties sur le terrain et notamment jusqu’au gorges de l’oued Seldja, guidées par le curé en charge des paroisses minières.

Gorges de l’oued Seldja

D’autres moments inoubliables ont forgé cet apprentissage de la vie en communauté ouverte sur les autres, comme la kermesse de la paroisse, la fête des mères, et autres fêtes religieuses qui impliquaient la participation de la population concernée. Je me souviens encore de ces moments de partage que représentaient les sorties du Lundi de Pâques à Ras El Aioun.

Il existait aussi un centre d’apprentissage pour les garçons de plus de 14 ans qui assurait une orientation professionnelle pour ceux qui ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas poursuivre vers de plus longues études à Sfax ou à Tunis.

Toutes ces occasions fournissaient autant de possibilités de rencontres entre les familles. Ceci explique que bon nombre d’entre-elles étaient alliées par le biais des mariages.

Je voudrais terminer sur l’idée que si la vie était relativement aisée pour la communauté européenne, les relations intercommunautaires n’étaient pas favorisées par les structures urbaines développées, voire imposées, par la Compagnie privée des phosphates de l’époque coloniale. Ces villes comme Metlaoui ou Philippe-Thomas sorties de nulle part étaient conçues pour faire cohabiter, sans les mélanger, deux types de populations, « apparemment incompatibles », en tout cas séparées par les modes de vie, les traditions religieuses, alimentaires ou vestimentaires . . . Il y avait la population importée d’Europe, principalement d’Europe du Sud et en grande majorité catholique, l’autre locale et essentiellement de religion musulmane. La première s’était organisée de telle manière qu’elle favorisait la « concentration » par origines (voir la dénomination des quartiers européens comme celui dit de la «Petite Sicile» à Metlaoui). Ce phénomène, très humain, peut s’expliquer tout simplement par l’exercice de la solidarité et le goût de la pratique d’une même langue ; c’était plus confortable et cela rassurait dans cet environnement inconnu et au climat rude et inhospitalier pour beaucoup.  On recréait ainsi localement un milieu du vécu ancestral.

Ces « barrières » entre communautés européennes se sont dressées à fortiori entre communautés européennes et communautés musulmanes. Il existait bien dans ces nouvelles villes minières, le village européen et le village arabe, nettement séparés, marqués par d’énormes différences de niveau de vie. Il faut savoir aussi que des barrières existaient déjà à l’intérieur même de cette communauté musulmane constituée en réalité de tribus dont les intérêts pouvaient être très divers. Différentes ethnies existaient à l’intérieur même du pays, sans parler des mineurs d’origine maghrébine plus lointaine Algériens ou Marocains.

Il y avait notamment les Soufis venus d’Oued-Souf à la frontière avec l’Algérie, il y avait les Trabelsi, Tripolitains, vestiges de groupes armés, mercenaires engagés dans les escarmouches contre les Italiens, il y avait encore les Guettaris venus d’El Guettar près de Gafsa.

Au cours de l’Histoire de la Compagnie des Phosphates ces nombreuses ethnies ont toutefois compris dans les périodes de grandes crises et de difficultés socio-économiques (à partir des années 1924 et plus tard) qu’il était nécessaire pour eux de gommer, au moins provisoirement, leurs différences tribales pour faire triompher le bien-fondé des revendications communes.

Ainsi étaient nées sans doute à cette époque les prémices d’une conscience de classe. Des décennies plus tard, cette conscience conduisit ces hommes à participer aux mouvements nationalistes et à se joindre aux combats du Néo Destour sous la direction du futur président Habib Bourguiba qui amena à l’Indépendance de la Tunisie.

Cependant, malgré ces barrières érigées entre les communautés, je peux dire aussi que sur le plan individuel, les relations de notre famille avec les tunisiens étaient faciles. Nos fréquentations nous ont amenés sur invitations de nos amis tunisiens à assister et participer à des festivités de mariages arabes dont je garde des souvenirs d’enchantement digne des lectures des Mille et Une Nuits.

 

- Reine raconte : «  …Mon grand-père, le pionnier de la lignée familiale est né en Italie du Nord, en Toscane. Il a émigré vers le Sud Tunisien pour les mines des phosphates du Sfax-Gafsa à Metlaoui. Je n’en connais pas exactement la date, mais ce devait être au début des exploitations du minerai car il nous racontait que, encore célibataire, il vivait sous des tentes avec d’autres candidats à la grande aventure, comme les pionniers d’Amérique. Il épousera ma grand-mère d’origine sicilienne et aura quatre enfants dont Alfred, mon père, tous nés à Metlaoui.

Mon grand-père a été naturalisé Français en 1924.

Mon père Alfred. Il a commencé à travailler dans les ateliers mécaniques de la Compagnie des Phosphates. Il était très jeune, il avait 14 ans. A cet âge, empruntant la voie de la formation continue, il apprit la langue arabe et se familiarisa avec les machines de l’atelier. Il conduisit les draisines, machines automotrices servant à tirer les wagonnets chargés de minerai dans les galeries de mine. Il conduisit aussi les grosses machines diesel, tractrices des trains servant au transport du phosphate jusque vers la zone portuaire de Sfax où était traité le minerai qui par la suite était exporté par bateau.

Par la suite, mon père poursuivit sa carrière au sein de la Compagnie et fut nommé chef du dépôt de ces machines diesel. C’était le lieu, l’atelier, où elles étaient entreposées, entretenues et réparées. Il dirigeait l’équipe constituée de conducteurs, mécaniciens et ouvriers de l’atelier en partie représentée par des européens et de personnes issues de la population autochtone.

L’atelier de réparation des machines diesel

Mon père a donc fait toute sa carrière au service de la Compagnie des Phosphates Tunisiens. Mais en août 1961, suite aux événements consécutifs à l’indépendance de la Tunisie et en particulier à la crise dite de Bizerte, il fut expulsé du pays qui l’avait vu naître ! Mes parents ont eu 48 heures pour quitter la terre tunisienne. Maman qui était en vacances à Montpellier avec ses deux filles dut rentrer en catastrophe pour aider papa dans ce départ précipité. C’est la première fois que j’ai vu mon père pleurer ; il quittait définitivement sa terre natale. Comme beaucoup de ces pionniers ayant vécu cette aventure de l’expansion d’un pays, la Tunisie, Alfred, mon père, s’était beaucoup investi dans son travail, ses responsabilités et la vie de la mine.

Pendant la guerre, début 43, un événement que papa surmonta avec courage et énergie, le marqua à vie. Il était au volant d’un camion de ravitaillement destiné à la ville de Metlaoui. Soudain, apparaît au loin sur la route, un soldat Sénégalais qui lui fait de grands gestes pour lui signifier qu’il doit impérativement s’arrêter. Il ne sait pas, en effet qu’il circule dans un champ de mines. Mon père comprend, il s’éjecte du camion, mais il est gravement blessé par l’explosion. Il est touché à la mâchoire, côtes et bras cassés, la cheville complètement « éclatée ». Le docteur de Metlaoui le prend en charge. Il n’a plus d’électricité et ne peut réaliser les radioscopies. Dans l’impossibilité de faire un diagnostic étayé par de l’imagerie médicale, il ne procédera pas à l’amputation. C’est ainsi que la cheville de papa cicatrisa en un seul bloc. Sans articulation au niveau de la cheville, papa, après plus de 6 mois d’hôpital, devra s’astreindre à porter une chaussure orthopédique à vie. Il dut alors, à 33 ans, cesser les activités sportives qui le motivaient tant, comme le tennis et le football. . .  Cependant, il pouvait encore pratiquer d’autres activités extra professionnelles comme la musique, le théâtre, la chorale, la natation ou encore les boules.

Ma mère, exerça le plus beau métier du monde, mère au foyer. A Metlaoui, nous habitions le quartier de la Centrale proche de l’école franco-arabe et du dépôt des machines. Nous y sommes nées ma sœur Pierrette et moi. Nous y avons vécu nos plus jeunes et plus insouciantes années jusqu’à l’âge de 10-11ans… née prématurée, le docteur de l’hôpital et son infirmière, malgré le peu de moyens dont ils disposaient à l’époque, déployèrent toute leur énergie et leur inventivité pour me sauver la vie. Je fus emmitouflée dans du coton et protégée par un grand nombre de bouteilles de champagne de récupération remplies d’eau très chaude qu’il fallait changer très souvent. Cet ensemble ingénieux remplit très efficacement les fonctions de couveuse pour laquelle le manque d’électricité à ce moment-là avait privé l’hôpital.

Metlaoui disposait de tous les petits artisanats et institutions associatives, sportives, culturelles et cultuelles qui permettent de faire fonctionner le quotidien d’une société. La ville disposait d’une église, d’un hôpital, d’une salle des fêtes et de deux écoles primaires, l’école franco-arabe et l’école des Sœurs de Saint Joseph. C’est à l’école des Sœurs que nous fîmes, ma sœur et moi, notre scolarité de premier cycle.

Metlaoui Hôpital

Cependant, la ville ne disposait pas encore de collège ou lycée et la poursuite d’études devait se faire dans les villes plus importantes comme Sfax, Sousse ou encore la capitale Tunis.

Nous allions au catéchisme assuré par monsieur le curé qui organisait aussi le patronage dans le cadre duquel nous avions droit à de nombreuses séances récréatives, cinéma, jeux, promenades dans le bled jusque dans les très pittoresques gorges du Seldja. Je me souviens que nous allions à la chasse aux scorpions que nous conservions dans le formol pour l’hôpital.

Avec papa, nous allions au marché dans le village arabe riche de marchands de viande et de fruits et légumes de toutes sortes tout frais venus des oasis proches de Nefta et Tozeur. On pouvait y admirer aussi, ce qui me fascinait, des danseurs, sortes de derviches tourneurs occupés à leur pratique religieuse, qui se « frappaient » la tête avec de petites lames métalliques et des scènes de charmeurs de serpents dont je n’osais m’approcher !

J’allais souvent aussi accompagner papa sur les lieux de son travail. Ses ouvriers m’y offraient le thé à la menthe. Il était servi traditionnellement dans de petits verres avec des arachides. Avec les copains de la Centrale, nous faisions des sorties à vélo pour rejoindre les amies du village vers l’église et l’école des sœurs pour faire le tour du « Bourget ». Nos jeux, c’était les billes, les noyaux d’abricot, les osselets et la confection de poupées de chiffon. Le soir, c’était aussi les parties de cache-cache sur la place de la Centrale avec les plus grands, sous la surveillance d’un gardien.

Mais en 1956 ont commencé les premiers « événements de Tunisie ». Dans le Sud, à Metlaoui, la situation devenait difficile. Un jour une partie du village arabe situé à côté du dépôt des machines a explosé. Des bombes artisanales y étaient fabriquées par des clandestins partisans de l’indépendance. Ils utilisaient des boites de lait concentré. Une erreur de manipulation provoqua l’accident. L’explosion avait projeté des morceaux de briques d’argile des maisons jusque dans notre jardin…  Maman et moi nous sommes précipitées alors au dépôt où papa s’était rendu pour un problème mécanique pour savoir s’il n’était pas blessé. A cette époque troublée, mes parents dormaient mal, leur sommeil était peuplé d’inquiétudes…  Les événements se sont enchaînés et la violence fit des morts dans le village, ce qui nécessita la présence de l’armée française pendant quelque temps pour assurer la protection de la population européenne. Puis ce fut l’expulsion en 1961 !

Nous avons alors progressivement fait « notre trou » en France dans la bonne ville de Montpellier, mais au fond de notre cœur nous avions et avons toujours, à l’heure où j’écris, la nostalgie de la terre natale. C’est dans cette ville du Sud où le soleil ouvre largement ses bras, un peu comme là-bas au pays du phosphate, que mes parents, dans leur nouvelle vie, ouvrirent un petit commerce dans l’attente d’une retraite bien méritée.

Mon père n’en profitera pas beaucoup, victime à 66 ans d’un accident vasculaire cérébral. Maman poursuivit sa route entourée des siens, de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants jusqu’à l’Age de 102 ans.

 

A suivre !