Le dernier livre de Sylvie Thénault sur Amédée Froger par Jean Monneret

 1ère partie

Sylvie Thénault a fait paraître  un nouveau livre (1), fruit d’un gros effort de documentation et d’analyse. Elle veut éclairer un double évènement historique : l’assassinat d’Amédée Froger, Président de la Fédération des Maires d’Algérie et ses obsèques qui furent l’occasion d’une vaste manifestation des Algérois, le 29 décembre 1956.

Plusieurs milliers d’entre eux suivirent, à pied, son cercueil depuis le haut de la rue Michelet jusqu’au cimetière de Saint-Eugène, à l’autre bout de la ville.

Cet enterrement fut malheureusement accompagné de regrettables exactions aveugles contre des passants musulmans, commises par une faible, mais bien nuisible, minorité d’égarés. L’immense majorité du cortège garda une attitude digne et manifesta sa réprobation à cet égard.

L’historienne part de ces journées tragiques pour tracer un portrait à charge d’Amédée Froger. De plus, et sans surprise, elle rattache les exactions commises contre des musulmans à un racisme colonial, imprégnant, selon elle, les mœurs et les institutions de l’Algérie, à l’époque française.
 

analyses partiales

Malgré le déploiement minutieux de références bibliographiques et documentaires, (elle va jusqu’à étudier l’urbanisme dans l’Algérie de 1956), ses analyses sont à nos yeux, décevantes. Elles semblent partiales et mènent à des conclusions stéréotypées bien entendu conformes à son anticolonialisme revendiqué. Certains chercheurs ne trouvent que ce qu’ils ont envie de trouver.

Dans ce premier article, nous nous bornerons à étudier la méthode de l’auteure. Nous aborderons ultérieurement le contenu central de son livre. 

Née à la fin des années 1960, Sylvie Thénault n’a pas connu la société qu’elle prétend décrire. Certes, l’historien doit souvent étudier un univers et une époque qu’il n’a pas connus ; ceci n’est pas un obstacle à des analyses valables. Il reste néanmoins très difficile de restituer les mentalités voire l’esprit d’un temps révolu.

L’abondance comme la qualité des documents et des témoignages utilisés peut pallier cette difficulté. C’est clairement ce qu’a voulu faire l’auteure. Mais à trop vouloir prouver…

Ainsi notre historienne semble mal interpréter la distinction opérée alors entre les européens et la population indigène d’Algérie couramment appelée les musulmans. De sorte que ces derniers deviennent sous sa plume : les «dits musulmans»

Elle va jusqu’à écrire ceci : «Les huit millions d’Algériens» (sont) officiellement appelés musulmans, dans le but de leur dénier le droit à la nation qu’ils réclament» (2).

Madame Thénault formule là une sienne conception préconçue et préétablie, bien assortie à son anticolonialisme de principe mais que l’on peut tenir pour inexacte (3).

Outre qu’il est plus que discutable d’imaginer qu’en ce temps-là huit millions d’Algériens réclamaient une nation, il est archiconnu que les autochtones algériens n’étaient pas «appelés musulmans ou dits tels» Ils se désignaient ainsi eux-mêmes, non sans fierté parfois.

Ouargla, place du Bureau arabe et Tribunal du cadi

 

contre-sens anachronique

Le laïcisme de l’auteure se conjugue ici à une appréciation contestable de l’état d’esprit de la population autochtone pour produire un parfait contresens. Elle oublie en effet que la majorité des habitants de souche nord-africaine, comme on le disait parfois, avait effectivement un statut juridique découlant du droit coranique.

Ainsi existait-il des tribunaux musulmans, les mahakam, des avoués musulmans, les oukla et des avocats, les bogadawat ou muhamiyin. Les uns et les autres étaient chargés de régler les contentieux et de protéger les biens et les droits des personnes selon les codes et la jurisprudence coraniques. Y voir aujourd’hui une discrimination est un pur non-sens. La masse de la population concernée ne voulait, ni ne pouvait être régie par des principes autres. Le système avait donc pour objectif fondamental de respecter son identité.

Ceci est difficile à comprendre pour certains Français formatés par le jacobinisme centralisateur et uniformisateur. Localement, la nécessité de ce double système paraissait aller de soi. Certes, rétrospectivement, il paraîtra discutable aux partisans de la République une et indivisible. Ceci appelle deux remarques :

Premièrement, le régime républicain ne fut vraiment instauré en Algérie qu’à partir de 1870 (4). Le statut de droit local musulman fut donc un héritage des régimes monarchiques précédents et de l’Empire, lesquels ne voyaient nullement en les musulmans des citoyens français potentiels. On sait même que Napoléon III nourrit longtemps un projet de Royaume Arabe.

Deuxièmement et surtout, la IIIe République et ses chefs les plus prestigieux, Jules Ferry, Gambetta, Jules Cambon, Jules Favre, Adolphe Crémieux, Jules Simon, Ernest Picard, Herriot plus tard et tant d’autres s’accommodèrent parfaitement de ce système.

Toutes ces grandes pointures républicaines ne s’y opposèrent pas. À eux comme à d’autres, l’accession de la masse musulmane à la pleine citoyenneté paraissait devoir être le fruit d’une longue évolution. Qui leur fera un procès en manque de républicanisme ? Qui les chargera de racisme et de discrimination ?

Encore faut-il rappeler qu’après la Grande Guerre, d’importantes réformes furent accomplies en matière de citoyenneté musulmane. Clémenceau et Georges Leygues rendirent possible, par une loi de 1919, l’accession de certains musulmans à la pleine citoyenneté française.

En sorte que malgré l’échec du projet Blum-Viollette en 1937 mais grâce à l’ordonnance de 1944 et même, en partie, grâce au Statut de 1947, l’Algérie de 1956 comptait un nombre non négligeable de musulmans jouissant, par décret mais aussi par choix personnel, de la pleine citoyenneté. Ils n’étaient pas régis par le droit coranique mais par le strict droit commun français.

L’ironie de l’Histoire est que plusieurs chefs indépendantistes eux-mêmes, entraient dans cette catégorie. Personne n’en parle bien entendu.

Aujourd’hui, avec le recul, on peut estimer que de solides réformes eussent été nécessaires que cette société a trop tardé à réaliser, quand elle ne les a pas repoussées.

Cette erreur a été payée au prix fort. Par des gens qui n’en étaient pas responsables.

Il est bien sûr facile à présent de crier à la discrimination et de dénoncer un «racisme institutionnel». Mais cela reste, historiquement parlant, très hasardeux et mériterait, au minimum, de sérieuses nuances.

une société incomprise par Sylvie Thénault

D’autres considérations, égrenées tout au long du livre appellent des réfutations. Madame Thénault comprend mal cette société qu’elle ramène constamment à ses vues réductrices et à son anticolonialisme assumé.

Prenons un exemple. Page 35, elle évoque divers témoignages archivés relatifs au meurtre d’Amédée Froger. Voici ce qu’elle écrit : «Dans cette Algérie où la possession des armes semble banale (chez les Européens), un jeune contrôleur des Contributions se saisit du pistolet automatique qu’il doit porter constamment en raison de ses "fonctions»". On notera les guillemets à ce dernier mot. De toute évidence, Sylvie Thénault ne comprend pas qu’un contrôleur, exerçant ce métier, porte une arme.

Peut-être croit-elle que dans l’Algérie d’alors ces fonctionnaires exigeaient taxes et impôts l’arme au poing. D’autres penseront plus généralement que les Pieds-Noirs sont armés pour soumettre les Algériens musulmans à leur domination. Certes l’historienne n’écrit pas cela mais ses remarques à la volée peuvent avoir cette portée.

Elle oublie simplement qu’en décembre 1956, beaucoup de Pieds-Noirs sont armés car, le 20 juin précédant, le FLN a ordonné à ses commandos dans la capitale d’abattre tout européen entre 18 et 54 ans. Chaque Pied-Noir sait donc qu’il est une cible. Tous n’ont pas l’intention de se laisser tuer.

D’où viennent ces armes plus ou moins abondantes ? Elles sont un résidu de la Seconde Guerre mondiale. La génération de nos pères a été surmobilisée à partir de 1942 (5) pour débarquer en Europe et y écraser le national-socialisme et le fascisme. En 1956, presque tous les hommes de cette génération sont des anciens combattants. Beaucoup ont gardé des armes et elles circulent. L’auteure semble tout ignorer de cela.

D’autres points caractéristiques appellent des réserves.

Madame Thénault dresse d’Amédée Froger un portrait sans aménité, peu surprenant de sa part.

L'Écho d'Alger, 25 septembre 1937

 

un portrait d'Amédée Froger

Dans sa jeunesse, il fut dreyfusard. Il n’a pas été vichyste. Attentiste au début tout au plus, il s’est opposé ensuite à Darlan. Ceci ne l’empêche pas d’être sévèrement épinglé, pour tout ce qui concerne Boufarik et la Fédération des Maires d’Algérie.

Encore une chose que l’auteure ne cherche guère à comprendre. Les hommes de ce temps croyaient à la France et à l’Empire. Pour eux, sans l’Empire, la France serait devenue une puissance moyenne voire très moyenne. Aujourd’hui ceci paraît dépassé. Encore que...

Froger était de ceux qui voyaient en l’Empire français un moyen de résister à la domination germanique. Pour cela, à leur niveau, ils agissaient, au jour le jour, pour que la Patrie conserve ses avantages et son influence en Algérie, en Afrique et ailleurs.

Il est donc Radical comme nombre de ses contemporains. Sans être franc-maçon précise sa famille (6). Chose inhabituelle dans le milieu politique algérien où les attaches maçonniques étaient plus que courantes.

Entré en politique dès 1925, Froger est perçu comme un «ancien». Il est respecté, une haute personnalité qui a reçu le Président de la République en 1930, Vincent Auriol plus tard, De Gaulle à l’époque du RPF et Mitterrand en 1954 .

Madame Thénault détaille avec une relative objectivité ses activités, qui ne sont pas toutes politiques, et, s’étendent largement au champ économique et social.

Maire de Boufarik, Froger et sa municipalité célèbrent le «génie colonisteur» français à propos du défrichement de la Mitidja et de l’assèchement des marécages putrides qui en faisaient un lieu dangereusement insalubre. Un vaste monument de 45m de long exalte cet exploit.

Naturellement, ceci n’impressionne pas du tout notre historienne qui écrit que «la réussite agricole coloniale est entachée d’illégitimité par la spoliation originelle» (7).

Elle conteste en outre à Froger le droit d’être appelé Président des Maires d’Algérie. Il ne l’était en effet qu’à tour de rôle ; la centralisation algéroise jouant en sa faveur. Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat mais l’auteure tient ce point pour important. Elle juge que Froger était l’objet d’un culte de la personnalité à bas bruit. Il est servi par une stratégie de communication bien organisée par ses soins. «Méthodiquement», précise-t-elle.

Assez curieusement, elle pense en trouver la preuve dans un fait précis mais qui paraît pourtant fort mince. Pensez donc : un témoin algérien de cette époque, interrogé en 2015 à une émission de la radio algérienne, parle de Froger comme du Président de la Fédération des Maires d’Algérie. En français ! Alors qu’il est arabophone ! Ça alors ! Que voilà un argument solide !

J’ignore quelle connaissance a Mme Thénault de l’arabe dialectal algérien, la Darja Dziria (8) mais chacun sait qu’il regorge de mots et d’expressions françaises parfois déformées.

 

2ème partie

Compte tenu de ses méthodes de travail Mme Thénault, donne de l’assassinat d’Amédée Froger et de son contexte, une vision déformée.

Ceci est sensible dans la première partie où l’activité des Maires, le rôle de la ville de Boufarik, la défense de l’Algérie française lorsqu’éclate l’insurrection sont plus ou moins systématiquement rapprochés de pratiques liées à la Conquête (9).

Quant à l’administration locale, dès la page 83, elle est en mesure de formuler un diagnostic définitif : «(elle est) duale, discriminatoire».

Tous les défauts, tous les manques du système sont placés sous un verre grossissant ; inutile de dire que le tableau n’est guère flatteur. L’ensemble est long, laborieux et pour tout dire pénible. Tout ceci a déjà été fait, mieux, par maints historiens plus rigoureux.

Pour ne prendre qu’un exemple, lorsqu’elle fait allusion aux événements du 8 Mai 1945 dans le Constantinois, ses analyses sont conformes à l’unanimisme en cours dans les milieux anticolonialistes. Autant vaut dire que l’objectivité est sérieusement malmenée.

Sauf erreur de ma part, il n’y a aucune allusion au travail de Roger Vétillard. En revanche, Peyroulou est souvent cité. Ce dernier a d’ailleurs ses mérites, car, il a apporté du neuf. Il me semble toutefois qu’il a eu la délicatesse de soulever des questions plus que le souci d’alimenter on ne sait quelle doxologie déconstructrice. Passons…

Une triste journée

La seconde partie est heureusement plus intéressante. L’auteure s’est donné du mal pour reconstituer les incidents, parfois graves, qui ont marqué les obsèques dans la journée du 29 décembre. Disons qu’elle y serait mieux parvenue sans le regrettable défaut d’exagérer ou de surinterpréter diverses données.

Prenons un exemple :  le chapitre 8 est titré Pour un Français, Dix Arabes ! Tout lecteur non informé pourrait croire qu’il s’agit là du bilan de ladite journée. Dieu merci ce n’est pas le cas.
Il s’agit d’un slogan crié par un excité à la venue du cercueil. Le fait de mettre en exergue cette sottise en en faisant un titre lui donne un relief disproportionné.

Nous tenons à indiquer qu’ayant vécu 20 ans en Algérie française, nous avons assisté à de nombreuses manifestations algéroises. Jamais, nous disons bien jamais, nous n’avons entendu scander pareille calembredaine. Certes, à l’heure de l’anisette, dans tel ou tel bistro, l’on aurait pu dénicher quelque illuminé pour proférer semblable balourdise. Il serait néanmoins peu sérieux de présenter cette ânerie comme courante en milieu pied-noir.

Ceci est d’autant plus regrettable que tout au long de ce chapitre Sylvie Thénault déplore le manque de «représentation iconique» des obsèques d’Amédée Froger ; notamment pour ce qui concerne «les violences infligées aux Algériens» (p. 162).

On notera que le collectif «Algériens» (10) renvoie à l’ensemble d’une communauté ce qui renforce le sentiment d’exagération alors que le nombre de victimes réelles parait limité (même si toutes sont évidemment de trop).

Page 165, l’auteure estime qu’il faut procéder à des «recoupements minutieux» des sources politiques ou administratives, qu’elle juge abondantes, avec les récits des journalistes. Ceci permettant «d’en évaluer la crédibilité» (p. 166).

Si l’on a bien compris, ceci compensera la pauvreté «des sources visuelles».

À quoi s’ajoute une sienne méthode originale en la matière.

«Il suffit de s’intéresser aux r....(explétif) pour en remarquer là où elles étaient jusqu’ici passées inaperçues» (p. 167). Et notre historienne d’ajouter : «La curiosité fait surgir l’évènement, l’enquête le fait exister» (sic). Étrange ! Serait-elle efficace, la méthode reste, selon nous, à déconseiller. On imagine ce que des propagandistes sans scrupules pourraient en faire...!

Remarquons qu’il est une hypothèse que Mme Thénault n’envisage pas :  à savoir que la «représentation iconique» des violences contre des arabo-berbères est rare parce qu’elles furent moins courantes qu’elle n’a pu le croire.

Le rôle du service d’Ordre

Pour éclaircir ce point, il faut analyser le rôle du service d’ordre ce jour-là. Nous nous baserons sur le témoignage du correspondant du Monde dans le numéro du 1er Janvier 1957 et également sur les citations puisées dans les rapports des Commissaires Jean Builles et Michel Gonzalez (11) figurant dans le livre.

Le correspondant du Monde n’est autre que Jacques Fauvet, qui fut bien plus tard, placé à la tête de ce journal. Nul ne le tiendra pour favorable ni à la colonisation, ni aux Pieds-Noirs, nul ne le tiendra pour un extrémiste. Sa présentation des faits n’en a que plus de valeur en la circonstance. Ainsi tient-il l’assassinat d’Amédée Froger pour une «odieuse provocation».

Redisons-le : après les massacres du 20 août 1955 frappant des Européens dans le Constantinois, après l’assassinat de la petite Françoise Salles en février 1956, une violence quotidienne a gagné la capitale. Survenant dans une ville en proie à un terrorisme incessant et cruel depuis des mois, le meurtre de Froger ne pouvait qu’entrainer un surcroît de tensions.

Rappelons en effet que l’exécution de Zabana et de Ferradj, au printemps précédant, a été accompagné de l’appel du FLN à des représailles contre la population européenne en général. Un attentat «contre-terroriste» dans la Casbah a été suivi, à l’automne, des bombes du FLN au Milk-Bar et à la Cafétéria, en plein centre-ville. Elles ont fait de multiples victimes parmi des enfants.

Bien d’autres explosions, bien d’autres crimes ont suivi faisant d’Alger une ville en crise, soumise à la tension extrême que crée un terrorisme indépendantiste omniprésent. De plus, l’Assemblée Générale de l’ONU s’apprête à se saisir de l’examen de la situation en Algérie.

Le meurtre du 28 décembre 1956 met donc littéralement le feu aux poudres. Le correspondant du Monde s’en fait, bien entendu, l’écho : «L’assassinat d’hommes sans défense est toujours une lâcheté ; celui de M. Froger, vendredi matin en était une».

Il ajoute : «La folie meurtrière de samedi soir en a été une autre dans la mesure où elle a frappé nombre de musulmans innocents». Et le journaliste poursuit : «Le devoir des responsables est d’empêcher le cycle absurde et infernal du terrorisme et du contre-terrorisme». Soulignons à regret que ces points de vue nuancés sont absents de ce qu’écrit Mme Thénault.

Obsèques d'Amédée Froger

 

Mais qu’a fait la police algéroise ? Précisons d’emblée que le 29 décembre, jour des obsèques, elle était appuyée par diverses compagnies de CRS et par quelques unités «prêtées» par le Corps d’Armée. La communauté européenne d’Alger vit alors - nous citons Jacques Fauvet - dans une «atmosphère d’insécurité, de crainte pour la vie et pour l’avenir, de désespoir parfois.»

Tel est bien en effet le contexte. Ne pas le rappeler, ne pas en tenir compte en évoquant ces journées est un défi à l’objectivité, intellectuellement inacceptable.

Bien entendu ce contexte, n’excuse en aucune façon les exactions aveugles, les stupides représailles contre des passants musulmans. Outre les souffrances et les deuils causés, elles ont fait le jeu du FLN qui n’en demandait pas tant.

Quels furent les problèmes des responsables du service d’ordre pendant les obsèques ?

Nous l’avons dit plus haut, Mme Thénault a eu accès aux rapports des commissaires Builles et Gonzalez concernant cet enterrement devenu manifestation par l’ampleur du cortège. Il en ressort que les responsables étaient désireux que l’inhumation se fît vite, donc dès le lendemain et, en automobiles, de manière à accélérer le déroulement des choses car, le cimetière de Saint-Eugène se trouvait à l’autre bout de la capitale.

Ces deux commissaires sont eux-mêmes Pieds-noirs, ils connaissent la situation locale et savent que les esprits sont tendus. Ils passent pour être de gauche. Ce qui est dans doute vrai pour le premier, moins pour le second que j’ai bien connu.

Un obstacle qu’ils n’ont apparemment pas prévu va bouleverser leur plan. Les participants au cortège, énervés, ont imposé que tout le monde suive le convoi funèbre à pied. Ils ont même obligé le Préfet Chaussade à en faire autant.

Mais, de ce fait, l’enterrement est devenu une manifestation. Elle va traverser toute la ville et, à deux reprises, longer les quartiers musulmans. Outre que l’inhumation sera très en retard sur l’horaire, le service d’ordre va se voir investi d’une tâche beaucoup plus longue à laquelle il n’est pas forcément préparé. Est-il suffisamment important ?

La question se pose car, un défilé de voitures suivant un convoi funèbre, requiert moins de surveillance et d’hommes qu’une marche d’un bout à l’autre de la ville. Une marche qui a attiré une marée humaine.

Un autre problème que les responsables ne semblent pas avoir prévu ou pas assez, est la présence de petits groupes parfois armés qui se détachent occasionnellement du défilé pour agresser des musulmans isolés, leurs commerces ou leurs véhicules. La Préfecture a fait circuler des mises en garde dans les quartiers autochtones recommandant à leurs habitants de ne pas en sortir cet après-midi-là. Le FLN les aurait relayées dans la Casbah. Mais dans ces cas-là, il y a toujours des gens mal informés.

Bilan

Aucun bilan définitif n’est possible sur une  pareille journée. Surtout, si l’on ajoute qu’une bombe a explosé dans l’après-midi, au cimetière, près du lieu d’inhumation. La chose s’étant produite avant l’arrivée du gros de la foule, il n’y eut pas de  victimes. Néanmoins, on imagine l’effet que ce fait, magnifié par la rumeur, a pu avoir sur certaines personnes déjà nerveuses. Six musulmans tués, 58 blessés dont 10 graves dira le communiqué officiel en matière de bilan global.

Certains le contesteront au motif que certaines victimes ne se sont pas signalées à la police ou à l’Armée. Ceci est habituel, chacun ayant tendance à minimiser ou à amplifier les chiffres selon le camp auquel il s’identifie. Les responsables avaient intérêt également à faire oublier une certaine impréparation de leur part, laquelle ne sera pas étrangère à l’arrivée des paras de Massu, quelques jours plus tard.

Du point de vue du maintien de l’ordre la police a pu donner en effet l’impression d’être débordée.

L’année 1956 avait commencé à Alger par l’Appel à la Trêve Civile de Camus, elle s’achevait dans la haine et le sang. La nouvelle année verrait la remise des pouvoirs de police à l’Armée et le début de la Bataille d’Alger. Un tournant s’il en fut.

Ceci explique probablement le rapport du Commissaire Gonzalez, qui semble très sévère pour ses compatriotes : «Dans son immense majorité, elle (population européenne) approuva (les violences aveugles). Sans réserve» précise-t-il, page 179.

Le commissaire Builles, autre pied-noir, dénonce, de son côté : «l’approbation tacite de la foule qui suivait le cortège et des badauds». Idem, page 179. Pour notre historienne, ces affirmations confortent ses points de vue.

On nous permettra pourtant d’en donner un différent. La déclaration du commissaire Builles est celle d’un homme à la réputation de gauche affirmée. Durant l’Affaire Audin, il apparaîtra très proche de P-H. Teitgen Secrétaire Général de la police. Quelques mois plus tard, Builles a répandu l’information que Maurice Audin, le communiste arrêté par les Paras était mort sous la torture. Ce que le Comité Audin répéta ensuite à satiété (12). Son affirmation sur le 29 décembre étonne donc peu.

Rien de semblable chez Michel Gonzalez. Son affirmation, pour qui l’a connu, détonne. Beaucoup.

Nous l’avons souvent rencontré lors de réunions hebdomadaires que nous eûmes pendant des années, dans un restaurant kabyle du 15e arrondissement, avec un groupe d’anciens d’Algérie. Il avait vécu la Guerre d’Algérie quasiment de bout en bout, n’ayant quitté la capitale qu’après les Accords d’Évian. Il savait tout. Il n’avait rien d’un gauchiste. Certes, son caractère était empreint de pessimisme, comme l’on peut s’y attendre de la part d’un responsable des RG, ayant connu le dessous de bien des cartes et ne nourrissant aucune illusion sur les hommes politiques de tout bord, voire sur l’humanité.

Sa connaissance de «l’autre côté du miroir», rendaient ses propos fascinants et nous manquions rarement l’une de nos réunions. Nous avons souvent abordé tous les épisodes du conflit algérien et nous apprîmes, grâce à lui, beaucoup. Nous n’avons jamais rien entendu de sa part qui put confirmer, même de loin, une aversion pour les Pieds-Noirs aussi saillante que celle exprimée dans le rapport cité. En y réfléchissant, nous croyons pouvoir risquer l’hypothèse que, le 29 décembre 56, devant le fiasco du maintien de l’ordre, la colère a pu le gagner, contre «la foule».

Une police inquiète

Sylvie Thénault suit ensuite le commissaire Builles dans les méandres de son enquête pour vérifier le bilan officiel. Il ne parait guère le contredire en dépit de quelques réserves mineures. Elle consacre ensuite un long, trop long chapitre aux différentes versions données par la police de cette journée. C’est interminable et filandreux.
Nous dispenserons donc le lecteur de commentaires à l’exception de celui-ci : la police algéroise semble très inquiète devant la situation et confirme, de mauvais gré, qu’elle est dépassée.

Michel Gonzalez, cité à nouveau, ne reprend pas son jugement précédent fort sévère. En revanche, il surveille les mouvements susceptibles d’agir violemment, ce qui est parfaitement son rôle. En dépit des déclarations des deux chefs de la police, nous gardons, quant à nous, un souvenir différent : la vaste majorité des personnes suivant les obsèques maintinrent une attitude digne et désapprouvèrent la violence.

Pour conclure sur ce point, nous citerons le bandeau du Monde, qui précède l’article de son correspondant. Il  nous parait traduire la réalité. L’on sait pourtant que ce journal n’a jamais eu de tendresse particulière pour les Pieds-Noirs.

«Les obsèques de M. Amédée de Froger, célébrées samedi après-midi, ont été accompagnées et suivies de scènes de violence qui n’ont pris fin qu’après la tombée de la nuit. Selon un bilan établi par les services officiels, six musulmans ont été tués et cinquante-huit blessés, dont dix gravement.
Mais, de même source, on précise que tous les blessés n’ont pas été recensés, une partie d’entre eux ayant préféré ne pas se faire connaître.
Dimanche, le calme était revenu dans les rues de la capitale administrative, mais de nouveaux attentats à la bombe  étaient signalés, notamment dans les églises.
Prévisibles et redoutées, ces manifestations seront pour les uns justifiées par le caractère odieux et provocant du crime qui les a suscitées, pour d’autres injustes et inexplicables.
Il faut objectivement remarquer que les brutalités parfois meurtrières et les exactions toujours stupides n’ont été le fait que d’une partie des manifestants, et que la perte de tout sang-froid n’a jamais gagné l’ensemble de la foule (13) rassemblée pour témoigner de son émotion.
Le bilan parait en tout cas chargé de conséquences, auxquelles la plupart des acteurs n’ont pas réfléchi. Les meneurs y voient l’occasion d’une action politique qu’ils voudraient porter au-delà de l’Algérie.
Les obsèques d’Amédée Froger pour provocant qu’ait été le choix d’une telle personnalité de la communauté française d’Algérie, n’étaient qu’un élément d’une exaspération entretenue depuis plusieurs jours par une série de faits : mardi, tentative d’assassinat du président du conseil général Aït Ali : mercredi, grâce de 5 condamnés à mort par le Président de la République ; jeudi, actions terroristes diverses ; vendredi, assassinat du président Froger ; samedi, annonce d’augmentation de 10% des impôts directs en Algérie...etc..

Pour compléter nous citerons également le communiqué de la Fédération des Libéraux d’Algérie, association créée par des amis de Camus, dont il est permis de penser qu’ils avaient peu d’empathie pour les partisans de choc de l’Algérie Française. En l’occurrence leur prise de position a du poids et elle eût mérité d’être citée dans un livre sur l’histoire de ce temps.

«Se basant sur des renseignements recueillis auprès de témoins oculaires, la Fédération des Libéraux d’Algérie affirme que ces évènements ont été le fait de quelques dizaines de meneurs, presque ,tous des jeunes gens qui n’ont pas été suivis par l’ensemble de la population. La FLA tient à déclarer solennellement que la masse des Européens qui se trouvaient dans les rues réprouvaient ces agissements, que certains même se sont opposés au lynchage de paisibles passants d’origine musulmane parmi lesquels plusieurs femmes et enfants.»

 

3ème partie

 

Les chapitres finaux du livre sont intéressants et l’on ne peut que louer les efforts de l’auteure pour démontrer que Hamdeche Ben Hamdi, l’assassin d’Amédée Froger, était un agent messaliste.
Nous ne sommes pourtant que moyennement convaincu. Une bonne part de la démonstration repose en effet sur les actes et les déclarations de personnages plutôt flous. (14)

Il est vrai que le FLN a, pour sa part, toujours nié avoir ordonné le meurtre de Froger. Un livre entier pourrait être consacré à ce Ben Hamdi.
 

Une conclusion qui interpelle

Il est dommage que Mme Thénault abuse du français dialectal qui est devenu celui des jeunes générations. Elle fait plus qu’abuser en outre de l’adjectif colonial utilisé, par exemple, 5 ou 6 fois (p. 319). Mais, ce qui retient l’attention est autre.

 «Relier ainsi l’histoire de la colonisation et l’histoire de la guerre ouvre une perspective de longue durée inédite» (p. 320), écrit-elle. J’ai dit ailleurs pourquoi le recours à «la longue durée» par certains doit éveiller la méfiance du lecteur.
En effet, légitime en elle-même, la longue durée devient çà et là un artifice, autorisant bien des sophismes. Nous n’en sommes pas loin dans cette conclusion.

Ainsi notre historienne estime-t-elle que la «violence des Français» n’a pas suscité dans l’historiographie les mêmes analyses que celles des «Algériens réclamant la fin de leur sujétion». Mais elle précise que la «violence des Français» qui va retenir son attention ne renvoie pas aux forces de l’ordre et aux autorités, catégorie impersonnelle et désincarnée remontant jusqu’à Paris.
Ce qui l’intéresse, c’est la violence «des Français présents en Algérie, nés là-bas». Autrement dit des Pieds-Noirs.

À partir de là se dessine une analyse dont les contours sont bien connus. Les exactions de certains Français d’Algérie, évoquées plus haut, deviennent un révélateur «de la société coloniale algérienne» et «de sa logique ségrégationniste».

Ben pardi !

Que voilà une belle trouvaille et une fine analyse ! Nous avons écrit ailleurs que cela faisait irrésistiblement penser à la «vertu dormitive de l’opium» chez les médecins de Molière.

Graffiti à la gloire de l'OAS et du général putschiste Raoul Salan dans une rue d'Alger, en 1961. © Marc Garanger

 

Mais nous ne sommes pas au bout des révélations. Ainsi en est-il de l’OAS, souvent décrite comme «d’extrême droite» ce qui «la situe dans l’histoire politique de la France». Or, si poujadistes, royalistes, intégristes s’unissaient pour la défense de l’Algérie Française, «ils étaient en désaccord sur tout le reste».

Sylvie Thénault souligne, pour sa part, que : «L’OAS a aussi recruté parmi les Français d’Algérie» (p. 322). Il faut donc approfondir ce rapport avec «la société coloniale».

Et d’enchainer : sur «ce vivier» qu’ils ont constitué pour elle, «en faisant circuler des tracts, en taisant ce dont ils étaient témoins, en offrant ponctuellement leur aide, quand l’occasion s’en présentait, ou en s’engageant de façon plus décisive mais sans trop se compromettre sans salir leurs mains du sang versé en particulier. Sans eux, toutefois l’OAS n’aurait pu exister ni durer».

Et l’auteure d’insister : «l’histoire de l’OAS en Algérie n’est pas celle de l’OAS en métropole. Elle ne s’y cantonne pas à l’extrême-droite». (15)

Faut-il donc considérer que les Français d’Algérie porteraient une responsabilité collective ? Ce serait franchir un nouveau degré, tout à fait inédit, dans la Repentance.

On nous permettra de regretter qu’un travail se voulant historique finisse par des considérations qui le sont fort peu.

Le dernier paragraphe ne se termine-t-il pas par une allusion à l’adhésion à «la théorie du grand remplacement» qualifiée de «Fantôme que la culture politique française gagnerait à chasser». 

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Une recommandation

Les Français d’Algérie se sont vus présenter la facture de la Guerre d’Algérie. Outre le terrorisme, les morts et les disparus, ils ont dû s’exiler et perdre leurs biens. Ils ont dû aussi faire face à des campagnes de diabolisation très sévères. Très souvent calomnieuses.

Pourtant, nombre de leurs morts reposent dans les cimetières de France, de Tunisie, d’Italie, d’Allemagne avec ceux de leurs compatriotes musulmans tombés à leurs côtés. La France leur doit une bonne part de sa liberté retrouvée. Est-ce trop de demander que l’on s’en souvienne ?

Nous avons fréquemment conseillé, à ceux qui écrivent, de renoncer à utiliser l'article défini les pour lui préférer l’indéfini des. Ainsi le nombre des amalgames reculerait comme celui des gens qu’il blesse. La culture politique française y gagnerait là aussi.

De plus, jeunes et moins jeunes, devraient se méfier de leurs certitudes. (16)
Avec l’âge et les épreuves, beaucoup de choses deviennent complexes. Un Français d’Algérie nommé Jean Daniel disait, parait-il, à ses jeunes confrères : «N’oubliez-pas que la vérité a toujours un pied dans l’autre camp». (17)

Ceci lui a permis, certes tardivement, de découvrir les souffrances des harkis qu’il avait, en un temps, négligées.

Personne ne le lui reprochera. Espérons-le.

Débarquement du bataillon de marche n°4 de la 1ère division française libre, le 17 août 1944, sur la plage de Cavalaire, dans le Var. ©Usis-Dite/Leemag

 

Jean MONNERET

 

Notes :

1 - Cet ouvrage porte un titre affligeant : Les Ratonnades d’Alger, 1956 (éd du Seuil, février 2022). Personnellement, je me refuse à utiliser ce terme ignoble désignant des actes ignobles. Je ne contribuerai pas à le populariser et j’invite tout un chacun à en faire autant.
2 - Op. cit., p. 30
3 - On ne comprend pas la guerre d’Algérie si l’on imagine l’ensemble du peuple algérien derrière les indépendantistes.
4 - Si l’on excepte la brève parenthèse de 1848.
5 - 170 000 européens d’Algérie et du Maroc ont combattu aux côtés des Alliés. Pourcentage considérable pour une population d’environ 1 500 000 personnes.
6 - Émilie Chartier, Mémoire de Maîtrise à Paris IV Sorbonne, dir. Jacques Frémeaux.
7 - Op. cit. p. 60. Il y aurait beaucoup à dire sur ce raccourci.
8Et oui, de nos jours encore, un train se dit chmindifir et pas forcément qitar, une gare langar et pas mahatta, un hôpital sbitar et pas mustaschfa. Aujourd’hui encore encore, on entendra semana pour semaine conjointement avec usbu’, ou familia  concurremment avec ayla. On pourrait multiplier les exemples.

9 - Ce que certains appellent «resituer dans le temps long». Excellent principe quand il n’est pas détourné. L’usage immodéré de l’épithète colonial est à déplorer aussi, car, il remplace l’analyse par la volonté de flétrir.
10 -  Pour I956, désigner comme Algériens les seuls  musulmans est un anachronisme car il revient à leur attribuer une nationalité putative.
11 - Voir sa courte biographie sur internet : «J’ai eu de la chance.» www.lattrapp emots.fr
12  -Voir pour plus de détails notre ouvrage : Dissidence, Dissonance, Fauve éditions. 2020.
13 - Souligné par nous.

14 - L’un d’eux s’appelle Mohammed, l’autre El Hadj.
15 - Terme au sens très extensif.  
16 - Nietszche ne disait-il pas «qu’elle rend fou».
17 - F-O Giesbert, Histoire de la Ve République. 2, La Belle Époque, Gallimard, 2022, p. 84.