Lorsque les États-Unis, de concert avec leurs alliés britanniques, lancèrent l'Opération Torch le 8 novembre 1942, ils ne se sont pas contentés d'envoyer leurs GI's à l'assaut de l'Afrique du Nord. Ils y ont également dépêché une vaste machine bureaucratique chargée d'encadrer l'effort de guerre et composée d'une faune disparate d'intervenants parmi lesquels émergeaient les services de contre-espionnage, des groupes de pression politique et des agences à caractère économique et social.
Les Américains ne laissaient rien au hasard. Au cours des préparatifs du débarquement en Algérie, ils avaient prévu tout un dispositif pour administrer eux-mêmes le pays au cas où les autorités locales se seraient révélées hostiles ou incapables d'assurer l'ordre public et de répondre aux besoins immédiats des populations, notamment sur le plan du ravitaillement.
Suite aux accords Darlan-Clark du 22 novembre 1942, le territoire échappa à l'administration directe au profit d'un régime de semi-autonomie que surveillait étroitement un personnel issu notamment du « Psychological Warfare Branch » (PIB), un organisme allié ayant pour fonction la manipulation des opinions, et dont les rapports bimensuels constituent une source d'information essentielle, aussi bien sur la lutte entre les généraux Giraud et de Gaulle pour la conquête du pouvoir, que sur l'effervescence des nationalistes musulmans. À leur lecture, se dévoile le jeu trouble et désinvolte que joua la puissance américaine.
Les rivalités franco-françaises
Giraudistes et gaullistes se disputaient les faveurs des agents du PWB qu'ils pourvoyaient en renseignements et racontars de toute sorte, lesquels remontaient jusqu'à l'Hôtel Saint-George d'Alger où siégeait l'état-major du général Eisenhower, commandant en chef des forces alliées.
Au départ, le gouvernement du président Roosevelt soutenait Giraud, le conseillant politiquement sur la façon de démocratiser les institutions et d'abolir les lois raciales léguées par Vichy. De Gaulle n'avait pas bonne presse à Washington, on le soupçonnait d'avoir des visées dictatoriales, de se préoccuper uniquement de répartition du pouvoir et non point du déroulement de la guerre. Aussi posa-t-il un sérieux problème aux autorités alliées lorsque, sitôt arrivé en Algérie le 30 mai 1943, il manifesta son intention de s'approprier l'intégralité des pouvoirs de la future instance bicéphale censée réaliser l'unité avec Giraud sous le nom de « Comité français de la libération nationale » (CFLN).
Boufarik, 30 mai 1943, Giraud accueille De Gaulle en provenance de Londres
De toutes parts, on chercha à se débarrasser de ce trouble-fête. Les officiers de l'Armée d'Afrique tentèrent, début juin 1943, un putsch visant à éliminer De Gaulle de l'échiquier politique en l'enfermant au fin fond du Sahara, puis à briser les campagnes de débauchage des troupes giraudistes qu'effectuaient des cadres de l'armée Leclerc ayant clandestinement rejoint la région algéroise dans la perspective de fomenter eux aussi un coup d'État.
Les Américains, qui manquaient alors de moyens militaires pour s'interposer entre les deux factions, souhaitaient plutôt voir l'homme du 18 juin confiné à Brazzaville. Quant à Churchill, le voici plus antigaulliste que Roosevelt. Il avait fini par détester ce personnage au caractère irritable et refusait même de le voir revenir à Londres en cas d'échec des discussions avec Giraud. Avec un zeste d'ironie, il préférait qu'on l'expédiât comme gouverneur à Madagascar.
La situation se décanta grâce à une médiation effectuée par Eisenhower. Inquiet à l'idée de troubles graves qui paralyseraient ses bases arrières juste au moment où il s'apprêtait à déclencher la campagne d'Italie, il pressa De Gaulle de reconnaître à Giraud le titre de commandant en chef de l'Armée d'Afrique. De Gaulle accepta, mais, furieux d'avoir perdu, s'empressa de raconter à la presse qu'il avait cédé à un ultimatum.
L'accalmie obtenue était trompeuse. Insensiblement, le coprésident De Gaulle se mit à grignoter des positions de pouvoir, à parler aux foules en seul maître des lieux. L'entourage de Giraud avait beau supplier son chef de régler la question de façon radicale, si besoin était par la force des mitrailleuses Giraud demeurait étranger à ces mœurs florentines, il n'avait qu'un seul but la victoire et se réjouissait, après avoir été accueilli avec tous les honneurs à la Maison Blanche en juillet 1943, de l'accélération des livraisons américaines de matériel moderne à son Armée d'Afrique.
Giraud lâché par Roosevelt
Le sol nord-africain ayant cessé d'être un théâtre d'opérations à la suite de la reddition de l'Axe en Tunisie et en Cyrénaïque, le soutien des Américains à Giraud déclina et leur ingérence dans les affaires intérieures françaises devint moins pressante. Le 9 novembre 1943, on laissa De Gaulle exclure Giraud et ses partisans du CFLN. Roosevelt ne protesta point, mais Churchill exprima son mécontentement.
Profitant de l'indifférence américaine, un pas définitif fut franchi par De Gaulle le 9 avril 1944. Passant outre l'opposition de nombreux membres du CFLN, qui répugnaient à de tels règlements de comptes, il destitua le rival de son commandement en chef et le nomma au poste symbolique d'inspecteur général des armées. Encore une fois, l'Amérique ne broncha pas. Le consul Robert Murphy avait déconseillé au Département d'État d'intervenir, estimant que Giraud avait perdu de son influence et ne servait plus à grand-chose dans la stratégie géopolitique des États-Unis. La seule réaction notable vint de certaines unités françaises stationnées au Maroc et à Oran qui menacèrent de se soulever.
La normalisation de l'Algérie, c'est-à-dire sa mise au pas, s'intensifia. Sous prétexte de moraliser le tissu sociopolitique, le nouveau régime déclencha une chasse aux sorcières, pourchassant des personnalités auxquelles on reprochait surtout leur fidélité au maréchal Pétain. La fièvre délatrice s'empara du PWB qui, instrumentalisé par les milieux gaullistes à des fins vindicatives, relaya dans ses rapports leurs accusations, émises notamment à Oran à l'encontre de la police, du personnel préfectoral et d'élus dont Ahmed Mekki, adjoint au maire et futur député.
Gare d'Oran, décembre 1942, un détachement de GI's salue le départ de soldats français pour la Tunisie
Reprise de l'agitation nationaliste
La seule présence américaine stimula les aspirations des nationalistes musulmans. Alors que leurs activités avaient été quasi nulles sous le régime de Vichy, elles reprirent de leur vigueur à l'initiative surtout de Ferhat Abbas, délégué financier de Sétif, qui se découvrit une âme d'indépendantiste au lendemain du débarquement allié. Son « Manifeste du peuple algérien » publié en février 1943 cristallisait les attentes d'une élite intellectuelle formée à l'école de la République. Abbas eut de rares contacts avec les dirigeants américains (Murphy et Eisenhower) qui, pour des raisons conjoncturelles, tenaient à rester neutres dans cette affaire. Mais en multipliant les discours et les meetings, il parvint à remplir les chroniques du PWB dont la sensibilité anticoloniale de ses agents offrait une tribune inespérée à tous ceux qui mettaient en cause la souveraineté de la France sur ses possessions d'Outre-Mer.
À l’abri de la bannière étoilée, les tensions s'aggravèrent, les chefs nationalistes brandissaient l'arme de l'insoumission et de la désertion des soldats musulmans. Pratiquant l'art de l'intox, ils annoncèrent l'imminence d'un soulèvement arabe. Bien qu'ils n'eussent reçu aucun encouragement formel, ils croyaient que l'Amérique les aiderait à devenir indépendants et, quand ils réalisèrent que Roosevelt ne bougerait pas, ils se radicalisèrent, cautionnant l'émergence d'un ressentiment antiaméricain qui se traduisit par des sabotages d'installations militaires alliées en Kabylie.
Le PWB rendit largement compte du psychodrame algérien. Ferhat Abbas engagea en septembre 1943 une épreuve de force avec le général Georges Catroux, gouverneur de l'Algérie, afin de pousser les Américains à se positionner clairement dans le débat. Son arrestation n'émut point Washington, mais provoqua dans le Constantinois et à Alger de violentes agitations que le PWB estima être causées autant par l'attitude ambiguë américaine que par l'intransigeance française. Relâché à la demande, semble-t-il, des Américains, Abbas poursuivit son travail de sape de l'autorité coloniale.
La recrudescence des troubles eut pour conséquence de dresser responsables publics et Européens d'Algérie contre les Américains, plus précisément contre cette doctrine du droit des peuples qu'ils véhiculaient depuis la signature en août 1941 avec Churchill de la Charte de l'Atlantique, acte fondateur de la décolonisation. Les États-Unis étaient perçus comme l'ennemi intime.
Alger, monument aux morts, 2 décembre 1942, Darlan et Giraud
Des mesures dissuasives furent prises dans certaines préfectures et mairies. Elles entendaient couper les liens que la population musulmane pouvait entretenir avec les services alliés. Les récalcitrants étaient aussitôt privés d'emploi et exposés à toutes les tracasseries. Par contrecoup, les sources d'information du PWB se tarirent quelque peu. On alla jusqu'à renvoyer de la gendarmerie les éléments arabes de crainte qu'ils ne fissent des patrouilles communes avec les MP's. L'Algérie française était sur la défensive. En riposte aux agressions dont elle pressentait la tournure funeste, elle puisait dans le registre de la contre-propagande, diffusant dans les douars des rumeurs qui diabolisaient l'allié américain.
Ferhat Abbas et les siens appréhendaient le moment où la Seconde Guerre entrerait dans sa phase ultime en Europe, car il en résulterait le départ d'Algérie de toutes les forces armées et bureaux de renseignement des États-Unis, laissant ainsi le champ libre à la France pour une reprise en main du territoire et de ses habitants. Washington s'abstint de condamner officiellement la répression des émeutes du 8 mai 1945, mais à demi-mot la déplora dans une correspondance privée avec son ambassadeur à Paris.
Alfred Salinas
Extrait du Mémoire Vive n°64
Photo de couverture : Oran, Place d'Armes, printemps 1943, défilé de troupes américaines